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De la Commune aux communs

Par Jérôme Delnooz et Olivier Starquit

Comme évoqué ailleurs dans ce numéro, nous fêtons cette année les 150 ans de la Commune de Paris. Au cours des 72 jours de sa brève existence, cet évènement a été un grand moment d’innovation sociale et politique1.

En effet, la Commune a, entre autres, tenté d’universaliser la propriété et le pouvoir comme le stipule l’adresse à la population de la Commune de 1871, ce qui se traduira, concernant la question de la propriété, par « la remise générale aux locataires des termes d’octobre 1870, janvier et avril 1871 [et par] le décret du 24 avril [qui] prévoit la réquisition des logements vacants abandonnés par ceux qui ont fui la capitale depuis le 18 mars2 ». Et sur le plan politique, la Commune se manifesta par la prolifération d’un grand nombre de clubs et d’assemblées populaires, et surtout par ses recommandations stipulant que « les membres de l’assemblée municipale sont sans cesse contrôlés, surveillés, discutés par l’opinion, sont révocables et responsables », comme le mentionne le Journal officiel des 25 et 27 mars3.

Ces deux axes – la propriété et le pouvoir – rejoignent un questionnement contemporain par le biais de la théorie des communs, comme nous le développerons plus loin. Mais avant, il s’agit d’explorer l’idéologie propriétaire, ce à quoi s’attelle le philosophe français Pierre Crétois dans son dernier opus, La part commune, Critique de la propriété privée4.

Pierre Crétois s’attaque en effet à l’idée bien ancrée (et bien encrée également !) selon laquelle la propriété est un droit naturel fondamental. Ou pour le dire autrement, il déconstruit le paradigme propriétaire, soit les « justifications élaborées de l’existence d’un droit de propriété absolu de l’individu sur les choses, qui ne tolèrerait de limitations qu’à la marge. Ces justifications, se décomposent en cinq idées forces :
l’idée que la propriété individuelle est un droit naturel, qui découle du travail individuel, récompense donc le mérite individuel, suppose une liberté d’action absolue et qui ne permet par conséquent aucune inter-férence5 ». Ces postulats nient le volet contractualiste indubitablement lié aux droits de propriété et la part commune dans la définition de ces droits. Et sur cette base, Pierre Crétois développe alors une conception de la propriété, élaborée autour de la notion de l’accès. Ainsi, contre l’appropriation et l’accumulation sans limites, il « développe un concept de propriété partagée, dont l’institution seule est susceptible de nous faire retrouver notre part commune. Les choses naturelles et humaines ne peuvent être accaparées sans mesure ni conscience politique : elles sont des lieux de rencontre et de partage, dont l’accès doit être garanti à tous6 ».

L’auteur propose dès lors de « distribuer à tous un minimum de propriété sous la forme de droits-créances (propriété sociale)7 », ainsi que d’autres droits partiels : droit d’accès, droit de tirage, droit de gestion8. Cette approche qui met à mal l’esprit propriétaire montre que, de ce fait, les différentes formes d’appropriation peuvent de moins en moins être pensées comme des droits souverains de l’individu et des droits de se séparer des autres. On peut au contraire, de plus en plus, les penser comme des modalités du commun9, ce dernier étant alors défini comme l’existence « de choses et de processus sociaux qui ne se laissent pas expliquer ou réduire au phénomène de l’avoir10 ».

Propriété, pouvoir et commun

Dans son livre La pandémie, l’Anthropocène et le bien commun11, Benjamin Coriat – économiste et philosophe français – développe une réflexion qui fait écho à celle de Crétois en de nombreux points. Il ouvre néanmoins largement la focale en défendant la thèse que le contexte actuel de pandémie est articulé à l’« Anthropocène », ou plus exactement à sa forme « Capitalocène » : c’est-à-dire un âge géologique impacté par le mode de production et de consommation capitaliste, reposant sur un droit de propriété privée exclusive et absolue par lequel les ressources humaines et non- humaines sont accaparées et exploitées de manière exponentielle, à travers l’« extractivisme ». Les conséquences sont alors inévitables : destruction d’écosystèmes, dérèglement climatiques et… multiplication de zoonoses. Face à l’accélération et l’amplification de ces menaces, Coriat mobilise le récit des « communs », un paradigme12 qui peut contribuer à impulser une « bifurcation » transformatrice à notre économie, tout en induisant un renouveau radical de la démocratie et des expressions de son exercice qui irait « dans le sens d’une déspécialisation de la chose politique redevenue bien commun13 ».

Tout au long de son propos, l’économiste illustre en quoi le modèle dit des « communs » est fort de potentialités, car il permet d’associer théories et exemples d’initiatives concrètes – passées ou présentes – sur des strates micro-locales et macro-globales et en recouvrant de nombreuses sphères de la vie.

Comme fil conducteur, Coriat reprend les travaux de l’économiste-politologue Elinor Ostrom, et de ses confrères et consœurs, qui depuis les années 1980 ont effectué de multiples études de cas de « communs » dans le monde et les ont théorisés de la sorte : une configuration dans laquelle un « réservoir commun de ressources » très diversifiées (naturelles, matérielles : bois, lacs, animaux, océans, climat ; mais aussi immatérielles telles que les savoirs et les connaissances, le numérique) est intégré dans un système partagé assurant, d’une part, un accès universel à celui-ci au moyen d’un droit de propriété inclusif, et d’autre part, sa gouvernance décentralisée et horizontale par une communauté d’habitant.e.s. Cette dernière, de par son ancrage local, serait la plus à même d’exploiter efficacement les ressources en forgeant collectivement ses propres « règles émergentes » (parmi lesquelles des limites et sanctions), à renégocier en permanence.

Le « commis de confiance »

Afin de nourrir cette piste « auto-délibérative », l’auteur évoque le principe du « commis de confiance » qui a été abondamment utilisé au cours de l’histoire, de la Rome antique au Moyen Âge, ainsi que durant les États Généraux en France et la Commune de Paris14. Le point clé de ce mode d’élection est que le groupe mandant demeure souverain dans ses décisions par rapport au mandataire qu’il désigne, et peut le destituer à tout instant. Se saisir de ces modes de gouvernance anciens permettrait, selon Coriat, de réinjecter davantage de démocratie directe. Le passage à l’« échelle supérieure » (régions, pays) pourrait se jouer sur différents niveaux. Le dispositif de la « convention citoyenne », mis en œuvre de nombreuses fois – dont récemment avec la grande Convention citoyenne sur le climat en France – peut également être inspirant pour une approche politique plus participative dans une démocratie représentative. Les communs, associés à ces techniques, se présenteraient « comme des bancs d’essai privilégiés15 ».

À côté de la propriété, il faut également mettre en exergue la dimension primordiale des droits d’usage partagés, qui ont connu des précédents légaux potentiellement utiles aujourd’hui16. En Italie, dans les années 2000, des juristes et politiques – alliés des mouvements activistes qui luttaient contre la privatisation de l’eau – ont élaboré une définition juridique des biens communs, et l’ont faite entrer dans la loi. Sur base d’un principe usi civici (usages civiques) datant du Moyen Âge, une protection juridique a été donnée à l’eau, mais pas uniquement. Selon cette acception, les communs seraient « les choses qui expriment des utilités fonctionnelles à l’exercice des droits fondamentaux ainsi qu’au libre développement de la personne17 ».
Cela rend possible une extension des domaines couverts, notamment ce qui a trait aux droits sociaux.

Au sein de nos démocraties contemporaines, les services publics ont occupé institutionnellement le rôle d’exécutants de ces droits fondamentaux. Pourtant, d’après Coriat, ces derniers seraient arrivés « au point de rupture18 ». Et l’auteur de plaider pour une redéfinition-revitalisation des services publics à travers des « communs sociaux » qui garantirait la fourniture de services de bases à tous, équitables, continus, tout en permettant à des travailleur·euse·s, syndicalistes, citoyen.ne.s, scientifiques, fonctionnaires… de se charger de leur gestion effective, ou d’en conférer la responsabilité à une administration étatique au moyen d’un mandat strict et contrôlé. Il serait alors possible de demander aux citoyen.ne.s quels secteurs définir comme « hors-marché » en recourant, par exemple, à la notion juridique romaine de res publicae qui inscrit dans le marbre l’inaliénabilité des « choses » (res) relevant de « l’intérêt général » (publicae). Cela dans le but de favoriser la préservation et la reproduction des ressources pour le futur.

En définitive, que ce soit lors de la Commune de Paris, sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes19, ou dans un « chantier » de régénération du service public de la santé en pleine période de pandémie, les communs apparaissent comme une voie vivifiante à suivre pour créer une « nouvelle manière d’habiter le monde, de s’y lover, pour le préserver et par là même d’assurer notre propre survie20 ».

L’adjectif qualificatif « commun.e » vient du latin communis, formé du préfixe com- (avec) et d’une racine dérivée du substantif munus (« devoir », « office », « emploi », « fonction », « tâche ») issu d’une racine indo-européenne mei signifiant « changer », « aller », « échanger », et dont les dérivés se réfèrent aux échanges de biens et services dans une société selon les lois et les règles établies (Source : https://fr.wiktionary.org ?) .

  1. NdlR : S’il est indéniable que la Commune de Paris fut une expérience particulièrement innovante, notamment en termes de démocratie directe, il n’est pas inutile de préciser que bon nombre de formes de délibération citoyennes l’avaient précédée dans l’Histoire, justement et en particulier au niveau des communes, en Belgique et un peu partout en Europe. La période médiévale est riche d’exemples d’assemblées délibératives citoyennes, dont le champ d’action touchait tant la dimension contractuelle de la propriété que la répartition du pouvoir local (dont il est question dans le présent article). À cet égard, la Commune de Paris peut également s’analyser comme une réaction populaire face à l’État jacobin français et son centralisme politique, toujours très présent aujourd’hui comme en témoigne la quasi-impossibilité de développer la démocratie locale dans l’Hexagone. Sur ces sujets, voir notamment : Dupuis-Déri, Francis, « Démocratie médiévale. Assemblées d’habitants, commun et utopie », Tumultes, 2017/2 (n° 49), pp. 139-156 ; et Desage Fabien, Guéranger David, « La démocratie locale, ils n’en ont pas voulu », Mouvements, 2014/1 (n° 77), pp. 145-156.
  2. Laure Godineau, « Une rupture avec le “vieux monde” » in Politis : La Commune, une histoire en commun, Hors-série n° 73, février-mars 2021, p.13.
  3. Cette mesure sera étendue ultérieurement à l’ensemble des postes de la fonction publique. Voir Yohan Dubigeon, Démocratie des conseils : Aux origines modernes de l’autogouvernement, Paris, Klincksieck, 2017, pp. 109-110.
  4. Pierre Crétois, La part commune, Critique de la propriété privée, Paris, Éditions Amsterdam, 2020.
  5. Marc Goetzmann, « L’idéologie propriétaire », https://laviedesidees.fr/.
  6. Entretien avec Pierre Crétois sur https://www.humanite.fr.
  7. Pierre Crétois, op. cit., p.122.
  8. Lorsqu’un bien est la propriété de tous, les usagers disposent du droit d’y accéder (droit d’accès) et d’utiliser le bien (droit de tirage) et ces droits s’accompagnent de l’obligation de l’entretenir : au bout du compte, nul n’est propriétaire au sens plein mais chacun a des droits (selon le modèle des Common-Pool Resources d’Elinor Ostrom
    .
  9. Entretien avec Pierre Crétois sur https://www.canal-u.tv.
  10. Pierre Crétois, op. cit., p.17.
  11. Paru aux éditions Les Liens qui Libèrent. Voir également Benjamin Coriat (dir.), Le retour des communs : la crise de l’idéologie propriétaire, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015.
  12. Pour en savoir plus sur ce courant intellectuel qui œuvre à la réhabilitation/réactualisation des « communs », voir, dans notre revue : Olivier Starquit, « Le commun : un cadre pour sortir du cadre ? », n°73. Et Jérôme Delnooz, « Au-delà du capitalisme : voyage au sein des communs », n° 81, 82 et 83.
  13. Ludivine Bantigny, « Du joli mai aux gilets jaunes » in Politis : La Commune, une histoire en commun, Hors-série n° 73, février-mars 2021, pp.41-42.
  14. Florence Gauthier, « Commune de Paris : l’élection des mandataires du peuple. 26 mars 1871 », juillet 2016. Voir en ligne https://www.lecanardrépublicain.net.
  15. Benjamin Coriat, op. cit., p. 140.
  16. Comme expliqué plus haut, nous voyons que l’universalité des droits et de la propriété revendiquée par la Commune renvoie à bien des égards aux communs.
  17. Benjamin Coriat, op. cit., p. 114.
  18. Benjamin Coriat, op. cit., p. 134.
  19. François de Beaulieu, membre des Naturalistes en lutte, montre que le « commun » est historiquement présent à Notre-Dame-des-Landes : voir https://www.eco-bretons.info et https://reporterre.net.
  20. Benjamin Coriat, op. cit.