Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°92

Le militantisme féministe en question : non-mixité, alliance et complicité

Par Michel Recloux, Dominique Dauby, Julie Ricard et le CVFE (Collectif contre les violences familiales et l’exclusion)

Quels coûts suis-je prêt·e à assumer pour soutenir celles et ceux qui luttent pour leur vie ?

Comment puis-je lutter avec celles et ceux qui luttent pour leur vie lorsque je ne lutte pas pour la mienne ? Est-ce en marquant de ma présence les rassemblements militants pour gonfler les rangs, ou justement en sortant du rang (le mien), quitte à fâcher des proches, pour oser dénoncer une oppression dont je suis témoin ? Est-ce en prenant en charge des tâches domestiques et familiales pour libérer celles (la majeure partie du temps) qui luttent ? Est-ce en participant au financement ou en me faisant le porte-voix d’une lutte qui n’est pas directement la mienne ? Est-ce à l’inverse en sachant me taire et céder la place ? En acceptant de prêter attention à ce qui m’est autre, sans me braquer dès que je me sens vaciller dans mes privilèges ? La stratégie du militantisme féministe, comme celle d’ailleurs du militantisme antiraciste ou, de manière plus générale, celle des mouvements sociaux, nous ramène incessamment à ces mêmes questions : celle de la non-mixité du mouvement, celle des alliances et celle, in fine, de la convergence des luttes. Ces questions font débat et déchirent parfois de l’intérieur les mouvements militants eux-mêmes. Elles sont en effet cruciales. En ce qui concerne le combat féministe, elles ont ceci de particulier « par rapport à d’autres luttes, qu’il y a, surtout dans les rapports hétérosexuels, mais aussi dans la famille, un lien organique et éventuellement émotif, affectif, amoureux et sexuel entre les deux camps, ce qui n’est pas vrai entre un employé et son patron, entre un esclave et un maître, [qui ne vivent] pas ensemble1 ».
C’eut été trop facile ! Alors comment faire/laisser entendre toutes les voix, parfois discordantes, pour cohabiter d’une façon la plus équitable possible sur un territoire militant commun ?

Linogravure Bureau Tempête-Be Cause Toujours !

Partant de nos échanges en comité de rédaction mais aussi de nos observations de manière plus large sur la question du militantisme féministe dans l’espace public, nous avons pu avoir des débats parfois vifs sur ces questions. Nous nous sommes donc proposés de livrer ici un échange d’opinions, une sorte de tentative d’entrecroiser des points de vue situés sans aucune prétention ni à l’exhaustivité, ni même à une quelconque représentativité. Juste quelques perspectives de personnes, hommes et femmes, qui ont accepté de faire part d’un regard personnel qui dit toujours quelque chose, quitte à s’exposer à la critique… sans laquelle il serait bien vain de lutter pour quoi que ce soit !


Moi, homme, blanc, 50 ans

Par Michel Recloux

Depuis quelque temps, j’ai l’impression qu’on me désigne comme la source de tous les maux, de toutes les inégalités, sociales, raciales, homme-femme. Je suis, semble-t-il, devenu le nouveau maître du monde.

Même si je me rends bien compte que cela est vrai, que je n’ai pas eu de problème de plafond de verre, ni de « non, c’est déjà loué » alors que dix minutes avant ce bel appartement était libre, je me suis toujours revendiqué du côté du plus faible, qu’il·elle soit d’une autre couleur que la mienne, d’une autre classe sociale que moi ou qu’elle n’ait pas le même sexe ou le même genre.

Et donc quelle ne fut pas ma surprise dernièrement de découvrir dans un appel à la lutte contre les violences faites aux femmes pour un événement organisé dans l’espace public, cette phrase sibylline « DANSE EN MIXITÉ CHOISIE : SAUF HOMME CIS ! »2. C’est quoi la « mixité choisie » et qu’est-ce que c’est qu’un homme « cis » ?

Tout d’abord, la découverte du mot « cis » qui vient soit de cisgenre, soit de cissexuel. D’après Julia Serano « cissexuel est un adjectif utilisé dans le contexte des questions de genre pour décrire «les personnes qui ne sont pas transsexuelles et qui ont toujours connu leurs sexes physique et mental alignés», alors que cisgenre est un terme désignant ceux ou celles qui ne se considèrent pas transgenres (une catégorie culturelle plus large que le terme transsexuel, qui est plus médical) »3. Quant à la mixité choisie, il s’agit d’un terme désignant le fait que l’ensemble des groupes dominés4 peut participer à l’action. Alors dire « en mixité choisie sauf homme cis » n’est-ce pas un pléonasme ?

Mixité et non-mixité

Ce qui m’interpelle spécifiquement c’est comment on peut se passer d’une part non négligeable de la population dans son combat ? Pourquoi refuser le soutien des hommes cis ? Pourquoi ne peuvent-il pas danser avec les opprimées ?

Bien sûr, rien n’empêche de monter une action publique en non-mixité, ne serait-ce que pour bien expliciter le fait que l’exclusion ou la violence ne s’exerce pas sur l’ensemble de la population mais sur une partie seulement de celle-ci. Il s’agirait alors de mettre en avant cette minorité dominée. Par exemple, dans le cas de cette action, il était évidemment possible de la soutenir en tant qu’homme cis, par exemple en diffusant l’information dans ses réseaux sociaux ou bien en tenant la garderie pour les enfants des participantes pendant la durée de l’action.5 De même il est tout aussi évident que des réunions en non-mixité sont nécessaires et propices à des prises de conscience et de reconnaissance des phénomènes de domination et de libération de la parole.

Si je suis en accord sur le fond – la lutte contre les violences faites aux femmes – je ne le suis pas sur la forme. Il me semble évident, à moi j’insiste, que si on veut gagner ce combat, social et culturel, il faut qu’un maximum de personnes participent aux actions qui ont lieu dans l’espace public. La lutte doit être menée par celles et ceux-là mêmes qui sont touchés par l’inégalité à combattre, c’est leur vie qui en dépend. Les autres, ceux qui ne sont pas victimes de cette inégalité se doivent de se mettre à la disposition de cette lutte.

Tentant de lutter contre toutes les formes d’oppression, la question qui m’est advenue est : quel rôle peuvent jouer les dominant·e·s dans la lutte contre les dominations ?

S’allier

La première chose est d’abord de se reconnaître dominant·e (domination de genre, sociale, culturelle, de « race », etc.). Ensuite, il s’agit d’avoir un comportement, des actions, qui participent à la déconstruction de ces dominations, c’est-à-dire qui se basent sur les valeurs d’égalité, de respect et d’autonomisation. De même que se mettre à l’écoute des savoirs, des revendications et des actions, ici des dominées, ne pas prendre de décisions à leur place, rester humble et reconnaître qu’« on a toujours raison de se révolter ». En tant qu’homme, je lutte pour l’égalité homme-femme, en tant que blanc je lutte contre le racisme, non pas parce que j’y joue ma vie mais parce que je défends des valeurs. Cela ne va pas sans mal : « combattre la norme est compliqué pour tout le monde, cela implique toujours de trahir ce qu’on attend de nous. Pour quelqu’un qui est très proche de la norme, cela implique perdre des privilèges bien réels (…). Cela implique notamment laisser de côté cette étrange idée (…) que l’homme blanc est l’homme universel (…). Bref, laisser de côté ce qui est conforme à la norme, aller chercher des devenirs minoritaires. Si personne n’est la figure idéale de la domination, simplement parce que personne n’est une image, lorsqu’on correspond très fort à cette image, la question est d’aller chercher les éléments matériels, les désirs, les histoires, qui ne correspondent pas à l’image dominante. La question n’est plus comment participer aux luttes de libération alors qu’on est homme, blanc, salarié, hétérosexuel… Mais comment rentrer dans des devenirs qui nous mènent à autre chose. Dit autrement :
comment cesser d’être uniquement et homme et blanc et salarié… »6

Être complice

Mieux qu’un·e allié·e, un·e complice est une personne qui prend des risques, qui se met en danger pour aider les dominé·e·s dans leur lutte. Les dominé·e·s n’ont pas besoin d’allié·e·s sauveur·euse·s mais de complices de leur lutte, surtout lors d’actions illégales (mais légitimes).

De par leur statut de dominant·e·s, il·elle·s peuvent permettre d’accéder à des canaux d’informations difficilement accessibles par les dominé·e·s ainsi qu’aux subsides et autres financements pour le mouvement, de s’opposer à la violence de l’État et de subir à moindre frais le coût de la répression contre les actions, etc.

« La complicité se forme par le consentement mutuel et l’édification de la confiance. Ils n’ont pas seulement notre soutien ; ils [les complices nda] sont à nos côtés, ou bien ils s’opposent et déstabilisent le colonialisme sur leur propre terrain. En tant que complices nous sommes forcés de rendre des comptes et d’être responsables les uns vis-à-vis des autres ; c’est la nature même de la confiance. »7

L’émancipation de tou·te·s se fera par tou·te·s.


Égalité, mixité… qu’est-ce qui cloche ?

Par Dominique Dauby

La virulence des attaques contre les femmes dans la foulée du mouvement #MeToo, et la condamnation des actions non-mixtes lors de certaines manifestations féministes m’ont surprise. Du moins, lorsqu’elles venaient de ceux qu’on appelait dans ma génération des « compagnons de route » et que les jeunes féministes nomment aujourd’hui des « alliés ».

Il avait fallu tant d’années pour que les violences faites aux femmes fassent la « Une » des journaux, tant de colère des organisations féministes, petites et grandes, passées sous silence tout au long de ces années… Mais à peine ces femmes médiatiques avaient-elles dénoncé leurs bourreaux qu’elles étaient accusées de lyncher de présumés innocents, de tuer l’artiste, si différent de l’homme. Philosophes, journalistes, politiques, parmi ceux qui n’avaient jamais écrit une ligne pour dénoncer la situation des femmes, ils étaient soudain intarissables sur le risque d’injustice dont notre solidarité avec les victimes semblait porteuse. Mais d’eux, je n’attendais rien.

Sur le sujet, Aïssa Maïga, Adèle Haenel, Virginie Despentes, entre autres, ont exprimé avec force leur colère, ce sont elles qu’il faut écouter, lire. Et entendre, enfin. Non, tous les hommes ne sont pas des monstres, elles ne l’ont jamais dit pas plus que je ne le pense. Mais il est juste et sain que chacun se demande quelle part il a pris ou prend encore parfois dans le système qui produit ces violences dont l’écrasante majorité des auteurs sont des hommes, et l’écrasante majorité des victimes, des femmes. Non ?

Femme dans la soixantaine, de gauche par volonté, j’entends les jeunes accuser ma génération de l’état du monde. Et je me sens responsable, redevable à leur égard, en dépit de mes engagements et de mes combats. Mais jamais je ne me suis sentie insultée par leurs interpellations, au nom de mes engagements et de mes combats. Que ne comprennent pas ces alliés blancs de 50 ans, de facto dans le groupe dominant quand il s’agit des droits des femmes ?

Depuis des décennies pour leur part, nombre de féministes s’interrogent, elles, sur leur place dans le système, sur ce qu’elles veulent y changer. En collectifs, en commissions, en mouvements, souvent non-mixtes, elles construisent leur pensée, mettent en cause leurs pratiques. Il était difficile de s’en expliquer dans les années 70… mais pourquoi ai-je pensé que c’était possible aujourd’hui ? Pourquoi certains de nos alliés pour l’égalité en sont-ils blessés ? Je m’inquiète de ceux qui sont sincères, les autres m’épuisent, qu’ils éructent seuls.

Tout a commencé à Liège fin 2019 : un collectif de jeunes femmes appelle à une manifestation de solidarité avec les femmes chiliennes. Une danse en mixité choisie, un texte explicite : « Le violeur c’est toi ! ». Incompréhension, voire colère parmi des hommes qui se sentent exclus alors qu’ils s’estiment solidaires du combat féministe.

Deux ans plus tôt, à Paris, le collectif afroféministe MWASI (dont l’objectif explicite est de fédérer, échanger et s’exprimer sur les questions liées aux femmes noires) organise le festival NYANSAPO et réserve 80% de l’espace aux femmes noires. L’initiative du tollé qui a suivi l’annonce du festival revient à l’extrême droite… mais a trouvé écho auprès de diverses associations (dont SOS Racisme et la LICRA), vite rejointes par le PS français. Anne Hidalgo, maire de Paris, a même failli interdire le festival pour discrimination.8

Dans un cas comme dans l’autre, c’est l’entre-soi qui est pointé du doigt. Au nom de la nécessaire solidarité entre les genres pour construire l’égalité d’un côté, à laquelle il faut ajouter la lutte contre le racisme de l’autre. Que des femmes appellent d’autres femmes à se rassembler pour dénoncer, en tant que femmes, une oppression particulière, semble insupportable. Que des femmes noires veuillent se rassembler en tant que telles, pour échanger entre elles, et les voilà accusées de contribuer au communautarisme !

La non-mixité dans le combat pour l’égalité est pourtant une vieille idée, née aux États-Unis où le mouvement pour les droits civiques, dans les années 60, organise manifestations et discussions, tantôt mixtes, tantôt non-mixtes. La mixité concerne alors la couleur de peau. Il s’agit d’une part de s’assurer que la parole, les décisions et orientations du mouvement restent bien aux mains des premières personnes concernées, noires donc. D’autre part, il s’agit qu’entre elles, les personnes noires prennent confiance en leur capacité d’agir, confiance minée par des siècles d’esclavage et d’humiliation. De nombreux blancs, actifs et solidaires du combat des noirs pour l’égalité des droits, n’ont pas compris, peu capables qu’ils étaient de mettre en question leur propre conditionnement.

Au sein du mouvement, les femmes aussi, Angela Davis en tête, ont besoin de réfléchir ensemble, entre elles, à leur double oppression, en tant que femmes et en tant que noires. Cette position leur vaudra les foudres d’une partie des hommes noirs du mouvement, et celles de féministes blanches aussi incapables que les militants blancs d’identifier leurs privilèges, a fortiori de les remettre en question.

De manière plus anecdotique (c’était très important, mais on n’y jouait pas sa vie), j’ai en mémoire une formation syndicale à destination de déléguées : la seule permanentE de l’époque avait inventé je ne sais quoi pour obtenir l’autorisation d’organiser cette formation non-mixte. Oui, nous savions que les femmes avaient besoin de se retrouver, sans moqueries méprisantes ni drague lourde, pour oser prendre la parole en public, défendre leurs droits avec… et parfois contre leurs camarades masculins. Pour préparer cette formation, féministes FGTB et CSC avaient travaillé ensemble, et en douce, sur un outil d’animation. À l’époque, le dire nous aurait valu l’exclusion !

Amis, alliés, ouvrez les yeux : l’égalité n’est pas encore une réalité et c’est aux opprimé-es de choisir leurs armes. En mixité ou non. Dans le respect de leur choix, et du vôtre/nôtre de les soutenir… ou pas. Si l’on en croit les travaux de Richard Wilkinson et Kate Pickett (Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, 2013), nous avons toutes et tous à y gagner. « Allez ! On ose. Il est grand temps ! »… chante Anne Sylvestre.


Une question de place

Par Julie Ricard

La performance « Un violador en tu camino », créée par le collectif chilien LasTesis, reprise et adaptée dans de nombreux pays du monde au cours des derniers mois, est basée sur un chant pensé et rédigé en « nous », en « je » : le « nous » et le « je » des femmes qui sont jugées, discriminées, agressées, violées, tuées, parce femmes.

Le « nous » et le « je » des femmes qui ne sont pas prises au sérieux par la police, qui sont responsabilisées pour les délits et les crimes dont elles sont victimes. Le « nous » et le « je » des femmes révoltées par un appareil judiciaire patriarcal.

Pourquoi des hommes voudraient-ils tant, dans une logique qui plus est militante, entonner des paroles et participer à une chorégraphie qui n’expriment pas leur vécu ? Pourquoi monter au créneau pour des évènements ponctuels proposés en non-mixité, ce y compris dans l’espace public9, alors qu’il existe de fait tant d’autres manières d’être allié, complice, d’agir ?

Il y a bel et bien une différence fondamentale entre une non-mixité permanente imposée par des groupes dominants qui souhaitent préserver leurs privilèges et des moments en non-mixité temporaires choisis comme outil par des groupes dominés pour s’exprimer, se renforcer, et ce en vue de renverser un système de domination. Il n’y a dès lors en effet aucune contradiction entre le principe de non-mixité et le ralliement, par exemple, des hommes aux luttes féministes.

Les vives réactions que suscitent ce genre d’action, notamment sur les réseaux sociaux, résident dès lors peut-être avant tout dans l’expérience que des dominant∙e∙s font, parfois pour la première fois, d’occuper, l’espace d’un instant, une « place de second rang ».


Quand on arrive en ville – Bref éloge de la manifestation
Nous manifester, comme une évidence…

Par le CVFE (Collectif contre les violences familiales et l’exclusion)

Ce sont d’abord des souvenirs. Des récits partagés. Quelques vidéos qui circulent. Et des photos. Aux murs de la pièce centrale de la maison, rue Maghin, sur les bureaux de certaines d’entre nous, souvent aussi dans les tiroirs et les smartphones.

Des photos où l’on peut voir Marisa, Marijo, Claire, Aïcha, Annick, Inès et les autres porter pancartes et caliquots, le mégaphone à la main et le sourire aux lèvres, dans les rues de New York, Bruxelles ou Liège.

Elles marchent dans la ville, porteuses de messages de colère et de solidarité, d’espoir et de revendications. À leurs côtés d’autres femmes (mais aussi quelques hommes et, plus généralement, celles et ceux qui se sentent à l’étroit dans les normes associées au masculin ou au féminin) : celles qui sont passées par le Collectif parce que les services que propose une association comme la nôtre leur ont été pour un temps indispensables. Femmes de tous horizons et aux convictions parfois bien éloignées, victimes de violences conjugales, sans emploi sous la pression de l’ONEM, précarisées, migrantes, surdiplômées, toxicomanes, amoureuses, timides, plâtrées, dans une chaise roulante, derrière une poussette, analphabètes, militantes, sceptiques, conquises… Ce sont des manifestations donc. De celles qui ont marqué les origines du Collectif et ses jeunes travailleuses autour du droit à l’avortement, à celles qui rythment aujourd’hui nos années de travail et de combat, entre 8 mars autour des droits des femmes et 25 novembre pour la lutte contre les violences.

…une nécessité…

Sortir de nos bureaux, de nos salles d’animation et de nos discrètes maisons d’accueil pour envahir la ville. Occuper pour un temps ces rues censées être à tout le monde mais qui ont trop souvent pour les femmes un goût d’interdit (quand elles sont cantonnées plus ou moins explicitement à l’espace domestique) ou de danger (parce que ce qu’elles y vivent relèvent trop souvent du harcèlement). Investir quelques heures un espace « public » urbain qui n’a rien de neutre tant il participe dans son organisation (dans sa géographie-même) à la production des rapports de genre, c’est-à-dire des rapports de force entre hommes et femmes, au détriment de celles-ci. Les violences masculines à l’égard des femmes sont toujours au moins en partie une question de place : celle à laquelle je veux t’imposer de rester, celle que j’ai et que je crois menacée par tes désirs d’émancipation, celle que j’occupe dans la ville (à tes dépends s’il le faut), etc. Alors, prendre la rue, c’est se manifester aux yeux du monde et à nos propres yeux en reprenant pour un temps (pour un temps seulement ?) une place qui est la nôtre. C’est ainsi dénoncer au grand jour ce qui se joue derrière les murs de la vie dite privée : les violences conjugales et familiales mais aussi le partage toujours inéquitable des tâches ménagères et de soin aux plus vulnérables. Et c’est aussi, par notre simple présence, mettre en lumière des imaginaires qui repoussent au loin le sexisme, l’homophobie et le racisme.

…une étape dans un processus…

Il y a un amont de la manifestation. Au Collectif, elle se construit dans la discussion au sein des groupes, que ce soit en éducation permanente ou au refuge. Les slogans et les chansons détournées qui résonnent dans les rues sont l’expression d’idées et convictions débattues et partagées. C’est le cas aussi quand des jeunes femmes décorent les arbres de sous-vêtements féminins pour interpeller les passant.e.s à propos du harcèlement de rue ou quand d’autres participent à la version liégeoise de la performance née au Chili « Un violador en tu camino »… Car le militantisme féministe dans l’espace public ne se cantonne pas à des occupations des rues négociées, réglementées et passagères, les autres manières d’investir l’espace urbain auxquelles nous nous joignons (non-violentes, pédagogiques, ludiques, souvent en non-mixité choisie) sont elles aussi le fruit d’un travail collectif de réflexion critique qui porte à la fois sur les contenus et sur la forme à leur donner.

…une expérience d’empowerment

Pour les travailleuses que nous sommes comme pour les femmes qui font un bout de chemin avec le CVFE et aux côtés de qui nous marchons, manifester c’est aussi vivre une expérience forte, à la fois collective et individuelle. Où se mêlent deux registres de vécu très différents et trop souvent opposés et hiérarchisés : le ressenti rejoint ici le politique. Le pouvoir intérieur et la solidarité éprouvées, puis les possibles que ces émotions ouvrent en nous (puisqu’il y a aussi un aval à la manifestation…), côtoient les revendications en termes de droits et d’application du droit. Dans la foule vibrante, les femmes échappent aux stéréotypes qui les poursuivent au quotidien. Quant aux assignations qui en découlent et auxquelles on les renvoie encore (pragmatisme limité à l’espace domestique, compétences émotionnelles et relationnelles soi-disant peu compatibles avec la vie politique), elles peuvent se les réapproprier en marchant côte à côte tandis qu’en développant un point de vue critique et en l’exprimant en tant que citoyennes elles mobilisent la culture rationnelle soi-disant typiquement masculine.

  1. Francis Dupuis-Déri «Crise de la masculinité ?», interview du média en ligne Thinkerview, consultée le 19/03/2020, https://www.youtube.com/watch?v=ndXqR_aWHcU.
  2. https://www.facebook.com/events/1674450552694716/.
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Cisgenre [consulté le 18/12/2019].
  4. Ines Baccino, Davy-Kim Lascombes et Carine Conti, Journée en mixité choisie : Interview avec le GT genre de la CUAE, 4 décembre 2017, https://topolitique.ch/2017/12/04/journee-en-mixite-choisie-interview-avec-le-gt-genre-de-la-cuae/ [consulté le 18/12/2019].
  5. https://www.facebook.com/events/458631031752839/ [consulté le 06/01/2020].
  6. Guillermo Kozlowski, Renaud Maes, Philippe Vicari, « Dominer ou être dominé ? », CFS asbl, mars 2016, http://ep.cfsasbl.be/IMG/pdf/analyse2016_dominer_ou_etre_domine.pdf [consulté le 06/01/2020].
  7. Christine Prat (trad), Des complices, pas des alliés : un point de vue et une provocation Autochtones, janvier 2014. Texte original : Accomplices Not Allies: Abolishing the Ally Industrial Complex, http://www.indigenousaction.org/accomplices-not-allies-abolishing-the-ally-industrial-complex [consulté le 06/01/2020].
  8. https://www.liberation.fr/france/2017/05/28/aux-origines-de-la-polemique-sur-le-festival-afrofeministe-nyansapo_1572874.
  9. À noter que l’espace public n’a rien de mixte et n’est pas accessible de manière égale notamment par les hommes et les femmes.