Aide-mémoire>Aide-mémoire n°87

Retour sur 18 ans et 70 chroniques sur l'idéologie d'extrême droite

Entretien avec Julien Dohet

Aide-mémoire : Quelles étaient les motivations à l’origine de cette chronique ?

Julien Dohet : L’idée de cette chronique est née lors d’une discussion avec Jérôme Jamin, rédacteur en chef d’Aide-mémoire à l’époque. Elle partait du constat que si le discours, disons « basique », d’extrême droite était relativement connu dans le milieu antifasciste, peu de gens par contre avaient lu sa littérature et savaient réellement ce qu’elle dit. En caricaturant un peu, on pourrait dire que ce milieu était dans une posture de type « le fascisme c’est pas bien » sans avoir pris la peine de lire les livres. Cela s’explique en partie par le fait qu’effectivement on ne voit pas très bien pourquoi on passerait du temps à lire des livres sur une idéologie à laquelle on n’adhère absolument pas. Mais aussi par le fait qu’il y a 18 ans, ces livres étaient tout de même moins facilement dénichables qu’aujourd’hui à l’ère d’internet et des réseaux sociaux. Certes, Internet existait mais n’était pas utilisé comme aujourd’hui et, dès lors, pour trouver des livres d’extrême droite à l’époque, il fallait faire les bouquinistes ou éventuellement commander en librairie les quelques livres qui restaient édités ou réédités. À ce sujet, il faut savoir qu’il existe toute une série de livres qui ont été réédités et qui passent relativement inaperçus alors que leur contenu relève typiquement de l’idéologie d’extrême droite. Les deux que je cite souvent en exemple (et que je n’ai d’ailleurs jamais chroniqués) sont Gilles de Pierre Drieu la Rochelle et Notre avant-guerre de Robert Brasillach, qui sont tous les deux en format Livre de Poche ou Folio – et donc tout à fait accessibles – alors que le contenu est particulièrement radical. Sans parler de Mein Kampf qu’on peut, en théorie, aller commander dans n’importe quelle librairie puisqu’il a été réédité en France de façon tout à fait légale, avec, comme seul appareil critique, un ajout de quelques pages qui rappellent ce que fut le nazisme et ses conséquences dramatiques. Il est même précisé que c’est la justice qui a obligé l’éditeur à insérer cette note.

Quoi qu’il en soit, l’idée de la chronique était donc de déco- der le discours et de montrer ce qu’il y a vraiment dans les textes d’idéologues d’extrême droite. Il y avait en outre le pari, et le risque en même temps, de rendre la chronique un peu compliquée à lire par l’ajout de larges citations extraites du livre analysé. Car l’idée n’était pas de réécrire ce que disent ces idéologues mais de le retranscrire in extenso et d’encadrer cette lecture par l’un ou l’autre commentaire critique. C’était ça l’idée de base et cela a débuté par un petit opuscule de REF[1], groupuscule de la région liégeoise à l’époque.

Aide-mémoire : Comme tu l’as écrit dans l’introduction de ton livre Le darwinisme volé, il s’agissait aussi de montrer que, contrairement à une idée fort répandue, la pensée d’extrême droite relevait d’une vision très cohérente du monde.

Julien Dohet : Ça, c’était l’autre aspect de la chronique effectivement : montrer qu’il ne s’agissait pas d’une bande d’excités, crânes rasés et bas de plafond. Il fallait sortir de cette caricature en montrant qu’effectivement, il y avait derrière cette image – peut-être en partie correcte en ce qui concerne quelques individus – une série de gens qui étaient en capacité d’écrire des choses qu’on peut ne pas partager mais qui tiennent la route dans le cadre d’une certaine vision du monde ; que ces gens ont des références et qu’ils ne sont pas forcément faciles à lire. Je pense d’ailleurs qu’une grande partie de leur électorat ne les as jamais lus, même si, en ce qui concerne les militants, j’ai plus de doutes. Et, derrière cela, c’est une véritable culture qui se développe, avec de la musique, de la BD également. L’envie était de montrer cette cohérence, d’où toutes les notes de bas de pages qui renvoient les chroniques entre elles et qui, même si elles peuvent quelque peu alourdir la lecture, sont nécessaires justement pour montrer que tout cela se tient, que c’est cohérent.

entretien avec Julien Dohet 1

Aide-mémoire : Comment choisis-tu tes auteurs ? On observe d’ailleurs un caractère international dans ce choix, pourquoi ? Qu’est-ce cela implique ?

Julien Dohet : Pour la première chronique, l’idée était d’analyser un mouvement d’extrême droite qui existait à l’époque puis, très vite, on a souhaité alterner entre des auteurs connus – plus « grand public », si on peut dire : Hitler, Goebbels, Degrelle – et d’autres plus méconnus mais néanmoins importants. D’une manière générale, je voulais analyser des idéologues qui avaient quand même, à un moment donné, exercé une influence sur ce milieu-là ou de façon plus large. Il y avait également le souhait de varier les périodes avec des auteurs plus ou moins récents. Mais aussi de varier géographiquement, à la restriction près que je ne travaille que sur des éditions francophones, c’est-à-dire qui ont pu avoir un impact sur un public francophone, public qui est également celui des Territoires de la Mémoire.

Une autre préoccupation qui est assez vite intervenue pour cette chronique, c’était de montrer qu’il n’y a pas que de la philosophie politique ou des livres très théoriques mais qu’il existe aussi des livres de fiction. Par exemple, j’ai abordé un roman militaire ou encore la thématique des collectionneurs, la BD, les livres pour enfants, le cinéma. J’essayais ainsi de montrer que, par rapport à un monde cohérent, il y a plusieurs angles d’approche et que la littérature d’extrême droite ne se limite pas à des opuscules de sciences politiques mais que c’est beaucoup plus large que cela. Et dans le même esprit, j’ai également analysé des brochures ou sites Web. De la même manière, j’ai ainsi eu l’occasion d’analyser des journaux internes au Front national.

Aide-mémoire : Au-delà des facilités créées par Internet, les réseaux sociaux et autre, comment expliques-tu qu’il soit si facile de mettre la main sur ce genre d’écrits aujourd’hui ?

Julien Dohet : Le critère technologique reste pour moi le critère principal. Ensuite, je dirais qu’il y a eu au cours du temps une porosité de la droite – et peut-être pas seulement de la droite – aux idées d’extrême droite. En termes de diffusion des idées, une partie de ce discours – pas tout heureusement – a percolé ailleurs. C’est en partie lié à une stratégie, développée par l’extrême droite elle-même, d’entrisme dans des partis de droite ou dans des lieux de pensée de la droite. Des exemples caractéristiques de cet entrisme se retrouvent auprès d’individus qui tournaient autour du groupe « Occident » – devenu « Ordre nouveau » – ; des gens comme Alain Madelin ou Gérard Longuet qui ont ensuite fait carrière à droite en restant à la droite de cette droite. C’est une stratégie concertée et réfléchie qui consiste à sortir du microcosme et des groupuscules pour gagner la bataille intellectuelle en entrant dans la droite classique et en y instillant des idées, des éléments de langage. Cette stratégie fut théorisée notamment par Alain De Benoist sur lequel j’ai également fait une chronique[2].

Aide-mémoire : Est-ce qu’après toutes ces années de chroniques, tu relèves toujours les mêmes critères, le même canevas de base pourrait-on dire, dans les écrits d’extrême droite ?

Julien Dohet : Oui. On en revient à la cohérence. En fait, on retrouve toujours, en tout ou en partie, le canevas du darwinisme social qui, selon moi, est central dans la pensée d’extrême droite et qui a fait l’objet d’un livre[3] et de plusieurs articles. Je peux prendre n’importe quel auteur ou livre, je retrouverai des aspects qui relient les écrits à ce concept. Cela confirme bel et bien qu’il y a une pensée structurée là-derrière et, de fait, je ne me suis jamais retrouvé avec un bouquin qui était totalement impossible à intégrer dans le schéma du darwinisme social. Évidemment, c’est parfois ténu ou plus léger mais, à d’autres moments, c’est très explicite. En fait, je reste persuadé que le darwinisme social est central dans la vision du monde et l’idéologie propres à l’extrême droite.

Aide-mémoire : Mais en montrant cette fameuse cohérence de pensée, ne prend-on pas le risque de la rendre « attractive » sous certains aspects ? Les constats que posaient des gens comme Alain De Benoist ou François Duprat[4] dans les années septante pourraient recevoir un certain écho aujourd’hui, à une époque où la posture « anti-système » a le vent en poupe…

Julien Dohet : Je répondrai en plusieurs temps. Tout d’abord, le danger de les rendre « attrayants » existe en effet avec une telle chronique mais il y a, je pense, les commentaires critiques qui entourent le texte analysé qui sont là pour contrôler ces potentiels « effets d’attraction ». Ensuite, c’est tout de même une chronique qui est publiée dans la revue Aide-mémoire depuis 18 ans, donc l’orientation est claire. Maintenant, je ne suis pas sûr que ce soit par le biais de ses écrits que l’extrême droite se rend plus attrayante. Au contraire, je pense que c’est le côté « interdit » qui peut les rendre plus attractifs. Le côté sulfureux peut donner envie d’aller voir, or cette chronique est là aussi pour désamorcer cela.

Pour ce qui est des constats, on peut bien sûr voir des similitudes avec d’autres courants de pensée contestataires, mais sur une partie seulement. Alain De Benoist illustre particulièrement bien cela, en reprenant des auteurs comme Gramsci et en lui donnant raison tout en retournant sa pensée, notamment sur la question de la conquête culturelle. Une autre similitude sur les constats peut être relevée dans le refus du système parlementaire ou en tout cas dans une volonté de limitation. L’extrême droite est effectivement contre un tel système, à l’instar d’une certaine partie de la gauche, mais propose comme solution la concentration du pouvoir entre les mains d’un seul et une hiérarchie forte, tandis que la gauche va rechercher une horizontalité maximale. Donc, s’il y a bien quelques similitudes avec la gauche sur les constats, c’est surtout au niveau des solutions proposées que l’extrême droite tire sa particularité.

Entretien avec Julien Dohet 2

Cela dit, même en ce qui concerne la question des solutions, les choses sont compliquées. Car s’il existe bien une cohérence quant à la vision du monde, l’extrême droite n’est pas pour autant homogène dans l’articulation de cette vision du monde. Par exemple, un monde sépare un Bernard Antony[5], d’ultra-droite, catholique réactionnaire, fondateur de l’AGRIF, d’un Pierre Vial[6] identitaire, païen et fondateur de Terre et Peuple. Mais le darwinisme social relient les deux, même s’ils ne s’entendent pas du tout entre eux. On peut d’ailleurs observer le même genre de désaccord à gauche. Mais, à nouveau, similitude ne veut pas dire comparaison.

Aide-mémoire : Comment vois-tu l’évolution de cette chronique ? Existe-t-il des auteurs contemporains, plus jeunes, avec un discours peut-être plus moderne ?

Julien Dohet : La difficulté, c’est qu’ils n’apparaissent pas forcément en première ligne et donc il faut arriver à les identifier. C’est vrai que les auteurs que j’ai chroniqués jusqu’ici l’ont été a posteriori, avec des écrits dont on sait qu’ils ont été des livres importants dans l’histoire de l’extrême droite, cités par d’autres, dont les auteurs sont apparus dans des organigrammes, à des postes clés, etc. C’est plus difficile de discerner dans la production contemporaine d’extrême droite quels vont être les ouvrages qui marqueront. Dans cette perspective, je pensais choisir le dernier livre d’Éric Zemmour, Destin français, pour voir si ma grille d’analyse fonctionne avec un auteur comme lui. L’idéologie qu’il développe me semble cadrer avec cette chronique et avec l’ana- lyse mais est-ce que cela fonctionnera à la lecture de son livre ? Je n’en sais rien. Il est possible qu’on s’aperçoive qu’il ne rentre pas dans le schéma. Ou alors qu’il y a des nouveaux critères à prendre en compte dans la grille d’analyse de l’extrême droite.

  1. Voir « REF. L’espoir wallon. Histoire du mouvement (1995-1998) », in Aide-mémoire n°16, janvier-mars 2001.
  2. Voir « Alain de Benoist, le Gramsci de l’extrême droite », in Aide-mémoire n°78, octobre-décembre 2016.
  3. Julien DOHET, Le darwinisme volé, préface d’Alain Bihr, éd. Territoires de la Mémoire, coll. « Libres Écrits », 2010.
  4. Voir « Plongée chez les radicaux de l’extrême droite », in Aide- mémoire n°76, avril-juin 2016.
  5. Voir « La loi du décalogue », in Aide-mémoire n°64, avril-juin 2013.
  6. 6 Voir « La tendance païenne de l’extrême droite » in _Aide-mémoire _ n°38, octobre-décembre 2006.