Aide-mémoire>Aide-mémoire n°87

Entretien avec Jacques Smits, directeur des Territoires de la Mémoire, à l'occasion des 25 ans de notre association

Par la rédaction

Aide-mémoire : Peux-tu nous rappeler les circonstances qui ont présidé à la création des Territoires de la Mémoire ? Quels étaient les acteurs en présence ?

Jacques Smits : Début des années 90, le Centre d’Action Laïque de la Province de Liège mène un certain nombre d’activités dont une s’intitule « Itinéraire des droits de l’Homme ». Dans le cadre de cette activité d’éducation, de nombreux jeunes participent à un parcours qui interroge les thématiques d’immigration, d’extrême droite, des droits de l’Homme, sujets étonnement proches de ceux abordés aujourd’hui. Une des étapes les amène au camp de concentration de Breendonk. Au fil du temps, les évaluations effectuées sur ce travail d’éducation sont probantes et attestent de l’attention portée, de la découverte et du questionnement, fondement même de l’esprit critique. À cette époque, l’asbl Les Territoires de la Mémoire n’est pas encore créée. Un événement politique va induire sa création. Le dimanche 24 novembre 1991 – mieux connu par la suite comme le « Dimanche noir » –, les élections législatives ont lieu avec une poussée importante des partis d’extrême droite dont le Vlaams Blok en Flandres. C’était la première fois depuis la chute du nazisme qu’un nombre conséquent d’élus d’extrême droite allaient s’installer sur les sièges du Parlement (17 parlementaires Vlaams Blok et 1 Front national). Ces deux raisons, l’une pédagogique et l’autre électorale, nous imposaient d’agir et de créer une structure qui soit un lieu de lutte contre les partis d’extrême droite. Ce lieu de lutte, les initiateurs le voyaient s’articuler autour d’une exposition, véritable outil d’éducation et de débat. Un certain nombre de personnes furent sollicitées par le Centre d’Action Laïque de la Province de Liège pour constituer l’Assemblée générale fondatrice. Elles le furent en tenant compte de leurs compétences – pédagogiques, de gestion, culturelles, politiques, littéraires –, de leurs expériences, de leurs engagements. Trois rescapés de camps de concentration, prisonniers politiques : Guy Melen, Paul Brusson, René Deprez donnaient à cette assemblée toute sa légitimité.

Commence alors un cheminement important pour aboutir à l’émergence de « Plus jamais ça ! », l’exposition du premier espace des Territoires de la Mémoire, à Liège, boulevard d’Avroy. De nombreuses activités se déroulent en l’attente de l’inauguration. Une dynamique est lancée et, en 1996, une première commune rejoint le réseau « Territoire de Mémoire ».

C’est en 2000 que se déroule l’inauguration officielle du premier « parcours symbolique », exposition permanente qui s’est créée autour du film Nuit et brouillard d’Alain Resnais, avec le concours de Pierre Beugnier et de Philippe Raxhon, tous deux membres fondateurs. À l’époque, le parcours était reconnu comme un outil de référence. Cette ouverture appelait cependant un développement plus important avec l’engagement de personnel, première étape d’une évolution vers une équipe élargie et compétente, aujourd’hui véritable source de grande satisfaction.

Le chemin parcouru depuis cette ouverture est important, tant au niveau de la qualité du travail accompli qu’en ce qui concerne la crédibilité acquise, y compris au niveau international. Cela est lié notamment au développement de la structure, à sa professionnalisation et à son installation à La Cité Miroir, dans cet emblématique bâtiment des Bains et Thermes de la Sauvenière réhabilité. Mais encore aujourd’hui, l’association repose sur des personnes engagées, disponibles et convaincues de la nécessité de l’action. Elle reste ancrée autour de l’équilibre de ses deux axes fondateurs : le travail éducatif et un engagement militant actif et responsable.

L’association doit poursuivre son action et délivrer sans cesse son message. En 1993, il y avait deux groupuscules d’extrême droite en Belgique francophone, Agir et le Front national dont l’impact était médiocre, et le Vlaams Blok en Flandre qui avait une certaine force avec son leader Filip De Winter. Or aujourd’hui le grisage progressif de la carte européenne s’étend. L’inquiétude est grande et l’engagement reste de rigueur.

Aide-mémoire : Ce grisage on peut l’observer à deux niveaux, au niveau européen avec un extrémisme affiché, mais également au sein de l’action politique et médiatique belge traditionnelle de façon peut-être moins perceptible, mais aussi moins décomplexée…

Jacques Smits : Résister aux idées d’extrême droite ne se concrétise pas en donnant du crédit à celles-ci. Certains voudraient même atténuer la montée des partis liberticides « en faisant » un peu de politique d’extrême droite. Cette stratégie conduira au drame. C’est assez flagrant, notamment sur la question des migrations. Ainsi nous constatons que, face à des partis comme par exemple la N-VA – qui a des ramifications d’extrême droite incontestables – il existe une frilosité des partis démocratiques d’affirmer des positions, sur toute une série de sujets, qui devraient pourtant relever de leurs idéaux humanistes, de leur éthique.

Je constate que trop de faiseurs d’opinion qui sont écoutés et entendus ont un discours que nous combattons : celui du rejet, de l’exclusion et de la haine. Ce discours est mortifère. Le discours de l’avenir qui serait utopiste avec un vrai projet de société, n’est pas audible. Il convient que les intellectuels – philosophes, sociologues, écrivains, politiques – éclairent et projettent un futur positif pour la démocratie et les valeurs qu’elle doit insuffler.

Le 25e anniversaire ne sera pas célébré par une fête ! L’état du monde ne le permet pas ! Et l’association « Les Territoires de la Mémoire » se doit de poursuivre son action. La situation l’exige. Urgemment !

Aide-mémoire : Toi qui as suivi l’évolution de l’association, du travail mené et des enjeux depuis le début, quel regard portes-tu sur cet historique ?

Jacques Smits : L’évolution de la démarche pédagogique du devoir de mémoire au travail de mémoire a donné à l’asbl Les Territoires de la Mémoire une dimension qu’elle n’avait pas à l’origine et qui encore aujourd’hui se révèle spécifique. Cette évolution est le fruit de l’évaluation du travail par une équipe expérimentée et dont la qualité est reconnue. Il s’agit de l’évolution principale et elle est importante. Il y a 25 ans, les moments clés s’appuyaient sur les commémorations. Aujourd’hui, le travail de mémoire fonde notre riche programme d’activités pédagogiques.

À la création de l’association, l’objectif était clairement de lutter contre la résurgence des idées d’extrême droite et des partis qui les portaient. Quand on constate l’évolution de l’idéologie nauséabonde, partout en Europe, la question de leur interdiction restera posée. Cette question suscite un débat permanent. Il est d’autant plus important quand on agit dans des associations comme la nôtre qui appuie sa méthode sur le libre examen, sur l’esprit critique et sur la liberté d’expression. Notre objectif reste de favoriser l’émancipation et de fournir des outils pour que chacune et chacun se forgent sa propre opinion. Je pense dès lors que les Territoires de la Mémoire, au travers du travail de mémoire et de l’éducation à la citoyenneté, doivent poursuivre cette mission, dépassant les difficultés que cela implique en terme de résultat immédiat parce qu’éduquer est une mission de temps long. La visite de l’exposition permanente « Plus jamais ça ! Parcours dans les camps nazis pour résister aujourd’hui » ne suffit pas seule mais la plongée dans le système nazi induit l’éveil. Enfin, le réseau « Territoires de Mémoire » constitue par ses 200 communes, villes et provinces un cordon sanitaire éducatif qui peut servir de filtre à des propositions liberticides : hier le « mosquito » à ultrasons anti- jeunes, aujourd’hui la proposition de loi sur les visites domiciliaires anti-migrants.

Aide-mémoire : Comment vois-tu la pratique mémorielle aujourd’hui avec les plus jeunes et comment te l’imagines-tu dans 25 ans ? As-tu l’impression que les sujets vont changer, que l’identité des Territoires de la Mémoire va s’étoffer ? Parce qu’effectivement la mémoire est mouvante…

Jacques Smits : L’approche évolue et continuera de le faire, des adaptations devront être assumées. L’association doit déjà tenir compte aujourd’hui de la disparition des rescapés, témoins, véritables passeurs de mémoire. Le conseil d’administration devra définir pour le futur les objectifs en tenant compte de l’analyse de l’évolution sociale, économique, éducative et politique. Le respect des droits fondamentaux, véritables fondements de tous les humanistes, doit rester une priorité. Il y a 25 ans, le projet s’est construit sur la dénonciation de l’horreur nazie et le massacre de millions d’êtres humains. La volonté des fondateurs était d’agir sur le présent et de préparer le futur. L’évocation des génocides qui, dans le temps, ont succédé à ce qui devait être le dernier acte de barbarie révoltant la conscience de l’humanité est indispensable. Nous devons donc actualiser le propos et sans cesse démontrer et démonter les mécanismes qui conduisent à de telles atrocités. La situation politique, en Europe notamment, devrait nous conduire à élargir notre action sur un territoire plus large. Il suffit de relire le Préambule de la Constitution européenne, tellement bafoué par la politique menée par de nombreux gouvernements pour se convaincre de l’urgence de réaction, de résistance. Le public qui participe aux activités se modifie également avec des participants de cultures, d’origines et de nationalités différentes, avec d’autres histoires et d’autres mémoires.

Aide-mémoire : Quel bilan fais-tu de ces 25 années ?

Jacques Smits : Avec toute l’humilité requise, j’ose croire que l’action et le rôle que l’association assume ne sont pas négligeables quant à l’absence de partis d’extrême droite en Wallonie et à Bruxelles. Et cela par la résistance à ce que nous considérons inacceptable en regard de nos fondamentaux et par l’éducation de milliers de jeunes et d’adultes à la citoyenneté, avec le travail de mémoire comme outil. Le développement du Réseau « Territoires de Mémoire » et l’adhésion de nombreuses communes, villes et provinces constituent une satisfaction importante quant à la capacité collective à opposer notre raison à la montée des idées liberticides et, au contraire, construire une société basée sur les valeurs qui ont conduit, sur les cendres encore chaudes des affres du nazisme, à l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

Les acteurs de l’Histoire, c’est nous !