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Quand l’art rencontre la mémoire : l’évolution des pratiques mémorielles aux Territoires de la Mémoire

Par Les Territoires de la Mémoire

Depuis 25 ans maintenant, les Territoires de la Mémoire se sont positionnés dans le champ de l’éducation à la résistance et à la citoyenneté par le biais du travail de mémoire. L’angle pédagogique a toujours été central au sein des différentes actions menées par l’association, comme un marqueur de son identité. Pour autant, les formes et biais de ce travail ne sont pas restés figés, sans compter que le concept de mémoire, le sens qu’on a pu luid onner, les représentations qu’il a revêtues, ont eux-mêmes connu des mutations qui ont impacté les politiques, études, pédagogies et autres pratiques mémorielles.

Par ricochet, l’association a donc emprunté des chemins pédagogiques nombreux et variés pour engager un travail de mémoire qui se voulait le plus réfléchi et le plus juste possible : juste en regard des visées humanistes que nous portions, juste dans la teneur de son message mais juste aussi vis-à-vis des publics qui nous ont fait confiance. Ainsi, de l’exposition permanente sur la déportation sous le régime nazi, aux voyages dans les camps de concentration en passant par les nombreux débats et animations pédagogiques, les activités des Territoires de la Mémoire ont activé des leviers divers mais toujours avec l’exigence de l’analyse critique et rationnelle.

Si à une époque, la pédagogie de l’horreur a pu apparaître comme une pratique pertinente, et que nous avons nous-mêmes pu faire appel au ressort de l’émotion pure, parfois jusqu’au choc, nous avons très vite ressenti son inefficacité et a fortiori, son manque de justesse. Et même si l’émotion n’a jamais été absente de notre démarche pédagogique, nous avons toujours veillé à y recourir de façon mesurée et à lui donner sa juste place. À cet égard, cela fait maintenant plusieurs années que le prisme de l’art constitue à nos yeux un outil dont les ressorts sont non seulement riches de sens mais qui permet en outre de développer des capacités de réflexion et d’action à même de tendre vers l’horizon qui mobilise nos forces depuis 25 ans, celui d’une société plus juste. Petit retour sur nos pratiques mémorielles par les chemins de l’art…

La part de sensible : faire créer

Recourir à l’art, c’est donc d’abord recourir aux émotions. Nous n’allons pas ici contredire la position défendue plus haut. De fait, il n’est pas possible d’écarter cette part fondamentale de la construction de nos capacités cognitives, réflexives et d’action que sont les émotions. On apprend, intègre et agit d’abord parce qu’on aime, parce qu’on est ému, même si d’autres moteurs peuvent également être mobilisés. Mais ce qui nous importe particulièrement ici, c’est de proposer un cadre politique qui prend en compte le sensible. Travailler la question mémorielle ainsi que d’autres problématiques politiques, en accueillant cette part de sensible, c’est placer les rapports de force dans un champ créatif où les corps et les émotions ont leur place. Et, force est de constater que cette part de nous-mêmes se voit généralement exclue, par une sorte d’esprit de sérieux, de milieux définis et traditionnellement régis par le raisonnement critique, des milieux tels que les champs éducatifs, scientifiques et politiques, à la croisée desquels se situent Les Territoires de la Mémoire.

Lorsque nous animons des ateliers d’écriture de récits de vie, lorsque nous organisons une soirée slam autour de la parole interdite, ou que nous mettons en place des ateliers artistiques de détournement de pages de Mein Kampf, nous permettons aux participants d’être concernés par des problématiques politiques ou mémorielles, tout en laissant une place importante à leurs émotions, à leur sensibilité, à la subjectivité et la spontanéité de leur regard et de leur expérience personnelle. Être présent à soi, à son individualité, nous apparaît fondamental pour lancer par ailleurs une réflexion et une dynamique politiques collectives. Ces dispositifs créatifs permettent en effet l’évasion, l’émergence des idées, la suggestion, là où le discours argumentatif tend à cantonner l’auditeur ou le lecteur au déroulement de la pensée de l’auteur. Ce dernier est nécessaire mais permet peu la sortie dans l’imaginaire. Or c’est bien de cet imaginaire dont nous avons aussi besoin lorsque nous tentons d’éveiller la conscience de chacun sur son champ d’action politique. Pour reprendre une formule de Gaston Bachelard (1884-1962), « le poète sera toujours plus suggestif que le philosophe. Il a précisément le droit d’être suggestif. Alors, suivant le dynamisme qui appartient à la suggestion, le lecteur peut aller plus loin […]. » À l’inverse du philosophe, avec le poète « l’image n’est plus descriptive, elle est résolument inspirative[1]».

Représenter l’irreprésentable, dire l’indicible : faire voir

Il y a l’irreprésentable parce que sans traces, sans témoins pour raconter. Il y a l’irreprésentable parce que pétrifiant d’horreur. Or le biais mémoriel emprunté pour notre travail d’éducation à la résistance et à la citoyenneté tel qu’il est encore pratiqué aujourd’hui, nécessite d’expliquer certains faits, de mobiliser certaines images. Là aussi, l’art peut nous venir en aide, pour rendre visible l’absent, pour représenter l’irreprésentable. C’est par exemple le cas dans notre exposition permanente, « Plus jamais ça ! Parcours dans les camps nazis pour résister aujourd’hui ».

Avec la maquette de l’artiste polonais Mieczyslaw Stobierksy qui vient suppléer l’absence de traces de ce qui se passait à l’intérieur des chambres à gaz, avec les dessins clandestins sur les atrocités commises par les nazis et sur les conditions de vie dans les camps de concentration, nous présentons des images qui sont à la fois de nature artistique et testimoniale. Elles nous permettent d’évoquer, de documenter d’une certaine manière, les atrocités du système concentrationnaire et le processus d’extermination des Juifs. Elles disposent d’une force de suggestion, un caractère à la fois documentaire et symbolique qui nous permet de voir à la fois davantage et autre chose qu’elles-mêmes.

mieczyslaw stobierski maquette

L’outil du symbole constitue une alternative intéressante à la pédagogie de l’horreur qui a consisté des années durant à emmener des cars entiers dans les camps nazis et à multiplier ad nauseam les occasions de montrer des images de tas de cadavres pour vacciner des générations entières contre les crimes de masse et les horreurs de la Deuxième Guerre mondiale avec bien souvent pour conséquences le traumatisme mais aussi une forme de culpabilisation voire de fascination, dans les cas les plus extrêmes. En cela, ces pratiques n’étaient ni constructives, ni justes au sens défini plus haut. Comme l’explique Sophie Ernst : « L’élève, l’enfant, arrivait avec ce qu’il était, ce qu’il croyait être, sa façon de se considérer soi-même et, confronté aux images les plus choquantes qui font saisir le crime de masse et le meurtre à l’égard de populations fragiles et vulnérables (des enfants), confronté au crime racial, à ces étages de cheveux et de chaussures… on devait obtenir une césure dans l’identité et un bouleversement de l’ordre de la conversion vers une identité stable dont on supposait qu’elle allait aller dans le bon sens.[2] »

Le philosophe et historien de l’art français Georges Didi-Huberman utilise le terme d’images déchirures pour parler des quatre photos d’Auschwitz-Birkenau prises clandestinement par des membres du Sonderkommando. Ces photos représentent des femmes nues avant le gazage et la crémation de corps gazés dans des fosses d’incinération à l’air libre. Par « images déchirures », il entend qu’elles ne sont pas pure illusion mais qu’elles ne sont pas non plus toute la vérité. Citant le psychanalyste Jacques Lacan, il parle de ces images terrifiantes que nous regardons mais qui nous regardent aussi dans une sorte de mouvement dialectique. Ces images qui nous révèlent une part de réel « dans ce qu’il a de moins pénétrable, du réel sans aucune médiation possible, du réel dernier, de l’objet essentiel qui n’est plus un objet, mais ce quelque chose devant quoi tous les mots s’arrêtent et toutes les catégories échouent (…)[4] ». Lacan fait référence pour décrire ces images terrifiantes à la tête de Méduse, l’une des trois Gorgones dans la mythologie grecque, dont la chevelure était faite de serpents et qui avait le pouvoir de pétrifier tout qui la regardait. Pour la combattre, Persée a utilisé son reflet dans un bouclier et l’a décapitée. Notre bouclier à nous pour contrer l’horreur, c’est le travail de médiation qui peut se faire par la création artistique. Réaliser un travail de mémoire sur les crimes nazis dans leur caractère le plus extrême, c’est peut-être les regarder par un biais détourné, sorte de subterfuge pour ne pas nous-mêmes nous retrouver pétrifiés d’horreur et incapables d’agir puisqu’on le sait, le choc n’a jamais été un moteur ni à la réflexion critique, ni à l’action.

L’identification, la résonnance avec son identité : faire ressentir

Mais faut-il le dire, cette transmission de faits mémoriels rencontre, depuis plusieurs années maintenant, la difficulté de la disparition des derniers témoins directs des atrocités nazies. Ces témoignages, étaient souvent émouvants de par le récit rapporté lui-même mais aussi en regard de la personne qui le racontait. Cette part de sensible et de subjectivité qu’amenait la plupart des témoins, y compris dans les témoignages écrits – on pense à Charlotte Delbo, à Jorge Semprun – avait une fonction importante dans le travail de transmission : la capacité à s’identifier, à se projeter, à faire entrer en résonance sa propre identité avec celle de celui ou celle qui raconte son histoire. Aujourd’hui encore, nous recevons des demandes pour rencontrer un ancien déporté, pour pouvoir écouter son récit. Il s’agit donc de trouver un autre moyen de transmettre un passé, une mémoire, sans pour autant faire défaut à la légitimité de celui qui raconte ou sans revêtir les habits de l’imposture. Comment continuer à transmettre le témoignage sans le témoin qui le portait tout en gardant la force émotionnelle d’un tel moment d’échange ? Par ailleurs, il y a là aussi une question de langage, un langage qui change, celui de nos publics, le nôtre, qui n’est plus celui des témoins. La question des modalités de notre discours à destination par exemple des jeunes générations se pose également et cela passe par l’adaptation et l’évolution de notre langage.

Mesure de nos Jours Charlotte Delbo

L’œuvre de Charlotte Delbo est particulièrement représentative de cette recherche d’un nouveau langage, sans doute parce qu’en plus d’être une rescapée des camps de la mort, Delbo était avant tout une femme de lettres. Dès son retour à Paris, en juin 1945, Charlotte Delbo rédige d’une seule traite Aucun de nous ne reviendra, qui deviendra le premier volume de sa trilogie mémorielle Auschwitz et après (complétée plus tard par Une connaissance inutile et Mesure de nos jours). Dès le début, le lecteur se rend compte qu’il n’a pas là affaire à un récit testimonial classique : le style est dépouillé, le rythme syntaxique perturbé, de nombreuses répétitions ponctuent les pages, des gestes banals sont décrits et amplifiés jusqu’à un absurde terrifiant, le texte est brut, parfois dur et précis jusqu’à l’insoutenable, et, paradoxalement, le sentiment et l’émotion en sont pratiquement absents… L’œuvre de Charlotte Delbo semble tout entière insaisissable : aussi éloignée du récit-témoin classique qui relate précisément des faits vécus que de la fiction qui emporte le lecteur dans une réflexion empreinte d’émotion, elle tient davantage de l’œuvre d’art qui interpelle que de la narration qui explique. « Ainsi, [Delbo] ne vise pas à un récit mais à un “dire”, à la fois personnel et collectif ; elle ne présente pas une relation historique des évènements mais un déroulement poétique de moments dont elle a conscience à travers sa sensibilité.[5]»

Créer de nouveaux mots, emprunter les détours de la fiction, forger de nouvelles formes narratives et littéraires afin de pouvoir dire, raconter, construire le récit pour que même l’inénarrable soit raconté, telles sont les missions que Delbo assigne au langage. Le témoignage, que celui-ci revête la forme du récit mémoriel, fictionnel ou historiographique, aura toujours pour vocation de transmettre, quitte à fonder une nouvelle narration. Dans son ouvrage La mémoire saturée, Régine Robin cite l’exemple de Maus, la bande dessinée qu’Art Spiegelman a consacré au témoignage de son père, comme l’illustration de la nécessité pour un auteur de « trouver son propre mode de connexion avec l’Holocauste, sa propre histoire, son propre récit » et ce, au nom de l’impératif éthique de « continuer à raconter des histoires »[6].

Maus

Le libre et le liberticide : faire douter

Que dire enfin de ce que les pratiques et discours artistiques ont eu à subir de tout temps, et subissent encore aujourd’hui, face aux pouvoirs en place, qu’ils soient dictatoriaux, totalitaires ou même démocratiques ? L’art, en tant que manière de dire le monde, de poser un regard sur ce monde, en tant que vecteur de cette volonté de s’exprimer, parfois envers et contre tout, cette forme d’instinct de faire sens et de le manifester aux yeux du monde, a toujours attiré l’attention la plus accrue des puissants mais aussi des gardiens de l’ordre établi et de la bonne morale.

L’art c’est la transmission au monde d’une idée, d’un point de vue, qu’ils soient politiques ou non. L’acte de donner à voir des images, d’exercer sa liberté d’expression dans son sens le plus fondamental, recèle un caractère politique incontestable : il a la capacité d’infléchir des opinions, des comportements, de susciter des émotions et de faire se mouvoir les gens. Et le travail de mémoire tel que nous l’envisageons aux Territoires de la Mémoire, outre ses aspects historiques et mémoriels, c’est aussi d’exemplifier ce mécanisme du libre et du liberticide dont l’art nous offre des exemples de façon intemporelle voire universelle. Si nous devons incontestablement faire œuvre de pédagogie dans le rappel et l’explication rationnelle des faits historiques, de leur déroulement, de leurs liens de causes à effets, des dynamiques politiques et sociales qui les ont rendus possibles, cela ne peut, à notre avis, suffire à un travail de mémoire résolument tourné vers l’avenir et ancré dans la construction d’une société plus juste. L’art présente un terrain propice pour questionner dans une démarche dialectique le libre et le liberticide, le juste et l’injuste, le légal et l’illégal, le légitime et l’illégitime et donc aussi l’obéissance et la désobéissance. Les artistes ont toujours flirté avec la limite, avec ce qui était autorisé ou interdit. Ils aiment se positionner aux marges pour les interroger et à l’occasion les remettre en question. Ils ouvrent également le champ du questionnement sur la norme, la conformité, sur ce que cela comprend et ce que cela exclut. Ainsi, le travail réalisé autour de ces problématiques permet d’amener nos publics à se poser des questions, à élaborer un raisonnement critique et à insuffler du doute dans les certitudes qui nous habitent tous.

Mon Combat

Délivrer notre message en empruntant les chemins de l’art, de l’écriture, de l’émotion ou encore du spectacle vivant, est une manière selon nous de permettre un ancrage dans un présent qu’il est parfois nécessaire de dégager d’une certaine insignifiance, celle des anniversaires dont on ne sait plus toujours ce qu’ils nous enjoignent à nous rappeler, a fortiori pour les plus jeunes. C’est aussi offrir aux gens que nous rencontrons la possibilité de fixer leur questionnement dans du concret, de façon incarnée et non dénuée d’une part de sensible et d’un certain plaisir. Si nous ne voulons pas tomber dans une position moralisatrice, nous devons continuer à faire évoluer le travail de mémoire, qui n’en restera pas moins un marqueur fort de l’identité de l’association et de ses pratiques pour toujours laisser à nos publics la capacité de se projeter, et ce de façon positive et en s’écoutant soi-même.

  1. Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, éd. Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », Paris, 2012 (1957 pour la 1re édition), p.63.
  2. Sophie ERNST, « Résister à l’insignifiance du présent » in Geoffrey Grandjean, Gaëlle HENRARD et Julien PAULUS (éds.), Mémoires déclinées : représentations, actions, projections, Liège, Territoires de la Mémoire, 2016, p. 224.
  3. Georges DIDI-HUBERMAN, Images malgré tout, éd. De Minuit, coll. « Paradoxe », Paris, 2003, p. 103.
  4. Jacques LACAN, Le Séminaire, II. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse (1954-1955), cité dans Georges DIDI-HUBERMAN, Ibidem, p. 104.
  5. Nicole THATCHER, Charlotte Delbo : une voix singulière. Mémoire, témoignage et littérature, Paris, L’Harmattan, 2003, p.14.
  6. Régine ROBIN, La mémoire saturée, Paris, Stock, 2003, pp. 328-329.