Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°84

Sous le soleil d'Azoulay

Par Raphaël Schraepen

Helios Azoulay (www.heliosazoulay.com)

Helios Azoulay (www.heliosazoulay.com)

Les musiciens, compositeurs ou interprètes, qui travaillent régulièrement, parfois sans relâche, pour faire découvrir les artistes bannis ou assassinés par le système nazi ont un nouveau compagnon de route. James Conlon, Lothar Zagrosek, Amaury du Closel, Francesco Lotoro ou Ute Lemper sont rejoints par le français Hélios Azoulay.

Tout comme la plupart de ses prédécesseurs, c’est progressivement, et presque incidemment, qu’Azoulay, a découvert la richesse et l’importance de ces musiques. Compositeur, clarinettiste, pianiste, arrangeur, écrivain, il a publié en collaboration avec Pierre-Emmanuel Dauzat L’enfer aussi a son orchestre, sous-titré La musique dans les camps[1]. Il a collaboré également à une large part du n°124 de la revue Témoigner – Entre Histoire et Mémoire[2].

Le style d’Azoulay nous agrippe immédiatement au col. Non, il ne fera pas œuvre d’historien – d’autres s’en sont très bien chargés. Il ne jouera pas non plus au critique musical. Et, non, il ne sera pas impartial : Azoulay écrit comme un artiste libre sur des artistes restés libres, même si le système nazi a emprisonné leurs corps. Ces deux ouvrages sont chacun accompagnés d’un CD, généreux en minutage et en découvertes, sous la direction de l’artiste : … même à Auschwitz pour le premier (même si tous les compositeurs concernés n’ont pas été à Auschwitz même), Sauvée des cendres pour le second. Nous allons, nous aussi, tenter de redonner vie à ces artistes. Le numéro 1 ou 2 qui suit chaque nom correspond au CD (parfois les deux) qui inclut leurs compositions.

Émile Goué (1)

Goué, justement, n’est pas allé à Auschwitz. Né en 1904, scientifique autant que compositeur, c’est comme officier d’artillerie qu’il sera fait prisonnier dans l’Oflag XB à Nienburg/Weser dès 1940. Il n’en sortira qu’à la fin de la guerre. Durant ces cinq années, il n’aura de cesse d’aider ses camarades d’infortune, autant par des cours scientifiques, que par des conférences musicales et des concerts avec des amateurs – autorisés dans le cadre d’un Oflag. Il y composera maintes musiques de chambre. Pour ce CD, Hélios Azoulay a choisi les Trois pièces faciles pour quatuor à cordes. Pièces faciles à jouer, peut-être, mais à la nudité et la pâleur impressionnantes. En 1942, Goué a écrit : « Le plus dur, ce n’est pas d’avoir faim, c’est de sentir son niveau spirituel s’abaisser ». Il a lutté contre cette dégénérescence, a gagné, mais s’est éteint, épuisé, en 1946, à l’âge de 42 ans seulement.

Hans Krasa (1)

Krasa n’est pas que le compositeur de Brundibar. On pourrait même affirmer que, sans l’avènement nazi, cet opéra pour enfants n’aurait été qu’une parenthèse enchantée dans sa carrière. Il y avait même du Dada dans certaines de ses œuvres des années 1930, notamment sa Kammermusik pour clavecin et petit ensemble. Enfermé à Terezin, il réarrange, comme on le sait, son Brundibar, mais compose aussi de la musique instrumentale, notamment cette Danse presque macabre pour trio à cordes.

Ilse Weber (1 et 2)

Ilse Weber © Yad Vachem

Ilse Weber © Yad Vachem

Ilse Weber a déjà été évoquée dans ces pages, mais ces enregistrements forment une occasion d’en parler à nouveau. Née Herlinger en 1903, elle épouse Willi Weber, dont elle aura deux enfants : Hanus (qui vit toujours) et Tommy. Elle développe des talents multiples, écrivant des contes et des pièces de théâtre, principalement destinés à la jeunesse, mais aussi des poèmes. Elle joue de la guitare, du luth et compose des chansons, dont elle assume paroles et musiques. La famille Weber s’établit à Prague. En 1938, le britannique Nicholas Winton organise les Kindertransport qui permet de sauver des centaines d’enfants juifs en les faisant sortir du pays. Hanus bénéficie de ces transports. Le petit Tommy n’en profitera pas : ils sont supprimés en 1939. Les trois membres de la famille restés sur place sont enfermés à Terezin. En 1944, Willi Weber est appelé pour le « Polentransport », terme pudique pour « déportation vers Auschwitz ». Afin de ne pas séparer la famille, Ilse obtient d’accompagner son mari avec leur fils. La suite est horrible : ce sont Ilse et Tommy qui sont assassinés. Erreur des nazis ? Pur sadisme ? Willi sera inexplicablement laissé en vie et décédera dans les années 1970.

À Terezin, Ilse écrira une soixantaine de poèmes et quinze chansons. On en a retrouvé huit. Selon certaines rumeurs, une neuvième se trouverait quelque part dans un coffre à Tel-Aviv. Ces chansons décrivent avec émotion et sobriété la vie précaire que tout le monde connaissait à Terezin. Ich wandre durch Therezienstadt évoque la ville même et la nostalgie de Prague. Ade Kamerad est vu sous l’angle de celui ou de celle qui part pour le « Polentransport »… Und der Regen rinnt est un appel à son fils Hanus : ne l’a-t-il pas oubliée ? Elle ne connaîtra jamais la réponse. Oh oui, bien sûr, il se souvient d’elle ! Encore aujourd’hui, en 2018 ! Wiegala est une berceuse destinée aux enfants de Terezin dont elle s’occupait comme infirmière volontaire.

La limpidité, la simplicité, la dignité de ces chansons font qu’elles supportent n’importe quelle transcription. Il en existe des versions avec guitare, avec piano, avec accordéon ou petit ensemble comme lors de cette soirée en Italie en 2017 au titre évocateur de Songs For Eternity : Ute Lemper y chantait, accompagnée par quelques musiciens dont Francesco Lotoro. Sur ces deux CDs, Marielle Rubens prouve que ces chansons supportent aussi la nudité d’une voix seule.

Robert Dauber (1)

Trois minutes. Tel est le legs musical de Robert Dauber, une Sérénade pour piano et violon, composée à l’âge de 20 ans à Terezin. Cette petite merveille commence comme une élégie, se transforme brusquement en rhapsodie tzigane frénétique avant de retrouver son atmosphère réflexive. Dauber est mort du typhus à Dachau. Il avait 23 ans. Le monde commence alors à l’envers pour son père, Adolf Dauber – qui se fera vite appeler Dol. C’est le père qui survit au fils et qui œuvre pour sa mémoire.

Gideon Klein (1)

Il est maintenant établi que Klein (1919-1945) était un des compositeurs les plus imaginatifs de sa génération. Avant d’être enfermé à Terezin, il cache ses partitions – on les retrouvera en 1990 ! En captivité, il compose, en plus de participer à la vie musicale de la ville-ghetto. Douze jours avant sa déportation à Fürstenbruge, il achève son Trio à cordes qu’Hélios Azoulay a choisi d’inclure sur son disque. Heureux choix. Ce trio mêle invention et hommage à la musique populaire. Le dernier mouvement, plein d’urgence, évoque le sang qui continue dans les veines, quoi qu’il en coûte. Klein sera assassiné début 1945. On ne sait toujours pas quel jour exactement. À l’heure de la déroute, la machine meurtrière nazie ne tenait plus très bien ses registres.

Karel Berman (1)

Berman, né en 1919, a été évoqué dans ces pages il y a deux numéros dans le cadre des journaux clandestins de Terezin. Il a aussi composé une terrifiante œuvre pour piano, la Terezin Suite en trois mouvements aux titres évocateurs : Lugubre phantastico, Terreur et Seul-Triste. Berman est un survivant, ou plutôt un vivant : sa lutte pour la liberté après une « marche de la mort » laisse pantois ceux qui ont lu ses souvenirs. Une fois rétabli en 1946, il composera ce qu’on peut considérer comme un développement de sa Terezin Suite, une sorte d’autobiographie en musique, la Suite pour piano 1939-1945, en huit mouvements, qui évoque même ses jeunes années (le premier mouvement Jeunesse) et qui se clôt sur de timides notes d’espoir (le final Nouvelle vie). Après ça, il ne composera plus rien. En revanche, il fera une belle carrière de chanteur (basse) et metteur en scène d’opéra. Il s’éteindra en 1995, cinquante ans après s’être libéré lui-même.

Viktor Ullmann (1 et 2)

Surtout connu pour l’opéra Des Kaiser von Atlantis, composé à Terezin mais seulement créé en 1975, Ullmann « profita » (ce sont ses termes!) de sa captivité pour composer un nombre impressionnant d’œuvres. Inconscient ? Il a écrit un jour que la vie à Terezin le dégageait des obligations professionnelles de sa vie d’avant, et cela semblait le satisfaire. Il ne savait pas encore que lui aussi prendrait un « Polentransport ». Il travailla entre autres deux autres opéras, un Don Quichotte dont il n’écrivit que l’ouverture, et Le 30 mai 1431. Ce titre mystérieux correspond à la date d’exécution de Jeanne d’Arc. Ullmann écrivit la totalité du livret, mais quelques minutes de musique seulement. Hélios Azoulay, dans les deux ouvrages qui nous occupent, décrit avec brio le pourquoi de ce choix, et ses conséquences sur le mythe même de Jeanne d’Arc. En s’aidant du texte et des mesures, il en a tiré trente minutes de musique, âpres, par moments saisissantes, mais avec le plus grand respect possible de ce que voulait probablement Ullmann.

Aleksander Volkoviski (2)

Né en 1931, le pianiste Alexander Tamir, selon son nom de scène, vit toujours. Avec sa partenaire Bracha Eden, il a mené une vie de concertiste. On leur doit de nombreux enregistrements : Brahms, Rachmaninoff, Poulenc, Stravinsky. Mais c’est le jeune Aleksander de 11 ans qu’Hélios Azoulay met à l’honneur. Coincé dans le ghetto juif de Vilnius, l’enfant participe à un concours de composition. Il le remporte avec la ballade Shtille, shtille, à la mélodie simple qui sonne comme un classique dès qu’on l’entend. Tout comme pour les chansons d’Ilse Weber, c’est la probité d’âme de l’artiste qui rend ces quelques minutes immortelles, et c’est également ce génie discret, impalpable, qui autorise les transcriptions, accélérations et autres interprétations. Tamir l’a jouée lui-même tout récemment devant Francesco Lotoro qui estima que c’était la meilleure version qu’il ait entendue. Est-ce vraiment étonnant ?

Aaron Liebeskind (2)

Aaron Liebeskind n’était pas musicien, il était horloger. Mais c’est en tant que papa qu’il figure sur ce disque. À Treblinka, il improvisa, répéta, forma les paroles d’une chanson auprès de son fils de trois ans qui venait d’être assassiné. Marielle Rubens la chante sans instruments, comme Aaron l’a fait. Douleur invraisemblable. Pas d’autres commentaires à faire.

Hélios Azoulay (1 et 2)

Si l’on n’a pas vécu les camps, a-t-on le droit de composer dessus ? La réponse est affirmative si on le fait avec honnêteté, connaissance, cœur et talent. Franz Waxman l’a prouvé avec The Song Of Terezin, suite de chants, Lori Laitman avec l’oratorio Vedem et Annick Chartreux avec la cantate Donnez-moi la mémoire, tous utilisant entièrement ou partiellement des textes de personnes ayant vécu à Terezin. Aujourd’hui, c’est Hélios Azoulay qui confirme la réponse avec deux de ses compositions (sans parler de son arrangement du 30 mai 1431). Il utilise toutes les possibilités du quatuor à cordes, d’abord dans N°78707, qu’il commente ainsi : « textes extraits du journal de captivité d’un “triangle rouge”, déporté à Buchenwald puis Annen entre août 1944 et mars 1945 ». L’autre quatuor est peut-être encore plus saisissant : La Rêverie de Mengele. La seconde partie du titre est en hébreu et peut se traduire par « que son nom soit rappelé ». À travers une relecture ici croassante, là désespérée de la Rêverie de Schumann, Hélios Azoulay veut nous prouver que, non, Mengele n’aimait pas la musique. Il tord le cou à cette idée fausse qui voudrait faire croire qu’il y avait des nazis cultivés et raffinés. Cultivés, certains l’étaient, bien sûr, mais leur raffinement ne se montrait pas dans l’art. De nos jours aussi, la dramaturge française Pierrette Dupoyet ne dit pas autre chose dans sa très belle pièce L’Orchestre en Sursis. Merci à eux.

Je voudrais dédier cet article à la mémoire de ma très chère amie Paulette Toupy qui nous a soudainement quittés ce 4 mars 2018. Ensemble, nous donnions des conférences musicales sur les musiciens persécutés par le système nazi. Je parlais, Paulette jouait du piano. Nous interprétions ensemble quatre chansons d’Ilse Weber, Paulette avait intégré la Suite 1939-1945 de Karel Berman au programme.

  1. Hélios AZOULAY et Pierre-Emmanuel DAUZAT, L’enfer aussi a son orchestre, La Librairie Vuibert, 2015.
  2. Témoigner – Entre Histoire et Mémoire, n°124, avril 2017.