Aide-mémoire>Aide-mémoire n°84

Mots
Remplacement

Par Henri Deleersnijder

Oui, la chose est entendue. Inutile de se leurrer plus longtemps, n’en déplaise aux tenants inconditionnels du tout-économique : ce sont les idées qui mènent le monde. Antonio Gramsci l’avait compris avant quiconque quand il estimait que la bataille culturelle devait être implacablement menée avant d’espérer remporter la bataille politique, celle-ci devant inaugurer à ses yeux l’avènement d’une société anticapitaliste basée sur l’égalité et la justice.

Mais aujourd’hui que le rêve socialiste a pris du plomb dans l’aile et que la question identitaire s’invite de plus en plus dans les débats publics, il est une obsession que l’extrême droite s’applique patiemment à instiller dans la société, en particulier celle des populations hantées par l’angoisse de lendemains incertains, au point de l’utiliser comme cheval de Troie pour une phagocytose des esprits : c’est celle du grand remplacement.

De quoi s’agit-il ? D’un changement radical, à terme, de notre environnement social. Pas moins. Et sous quelle démoniaque action ? Sous les coups de boutoir des flux migratoires, principalement issus du Maghreb et de l’Afrique en général, prélude d’un évincement démographique des peuples européens de souche. L’écrivain français Renaud Camus s’était fait le porte-parole de ce cauchemar quand il publia en septembre 2013 un manifeste intitulé « Non au changement de peuple et de civilisation ». Avant lui, en 1972, c’était Jean Raspail qui, dans son roman Le Camp des saints, avait imaginé qu’une flotte de bateaux déglingués chargés de réfugiés s’échouaient sur la Côte d’Azur.

Nos pays submergés par l’arrivée massive de migrants ? Il nous est bien sûr toujours possible de donner une chiquenaude à cette vision apocalyptique, d’autant plus facilement qu’elle émane de voix réactionnaires et qu’elle est contraire – ô combien ! – aux fondamentaux universalistes de nos démocraties, ainsi d’ailleurs qu’aux injonctions de charité des religions. Sauf que dénier certaines réalités qui gênent ou qu’on ne veut pas voir ne les fait pas d’office disparaître. Oui, il existe des zones dans certaines agglomérations urbaines où des autochtones, notamment plus âgés, se sentent en minorité, voire culturellement insécurisés. Et au nom de quelle ombrageuse condescendance, surtout si l’on n’habite pas ces quartiers, aurait-on le droit de leur infliger des leçons de multiculturalisme ? Ce serait les pousser encore un peu plus dans les bras de sauveurs soi-disant providentiels à la dégaine autoritaire : l’actualité politique en fournit de fameux spécimens…

Il n’en reste pas moins qu’est moralement inadmissible la stigmatisation systématique des immigrés installés dans nos pays, des réfugiés fuyant la guerre et des migrants en proie au désespoir économique, comme s’ils étaient responsables de nos problèmes sociaux, ce qui dédouanerait par le fait même le rôle joué dans le monde par des experts rompus aux rouages d’un turbo-capitalisme financiarisé, dépourvu de tout état d’âme. Par bonheur, ici et ailleurs, des plates-formes citoyennes s’inscrivent en faux contre le rejet de l’étranger : tant de militants de la solidarité qui y agissent démontrent que la flamme de l’humanité n’est pas près de s’éteindre chez les gens.

Mais il y a urgence, encore une fois. On assiste au retour dans la sphère publique de thématiques que l’on croyait à jamais enfouies dans un passé révolu, telles que celles du nationalisme et du refus de la pluralité culturelle. Le langage lui-même, ce sismographe des évolutions idéologiques, est depuis un certain temps entamé par des dérives aux funestes relents. Rappelons-nous, par exemple, ce que Steve Bannon, l’ex-conseiller de Donald Trump, a osé affirmer au récent congrès du Front national, devenu Rassemblement national : « L’Histoire est de notre côté et va nous mener de victoire en victoire. […] Laissez-vous appeler racistes, xénophobes, portez-le comme un badge d’honneur. Chaque jour, nous devenons plus forts […] ».

Démocrates, vous voilà avertis ! Si c’est ça « le grand remplacement » annoncé, il y a de quoi frémir…