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Radicaliser la démocratie : de la dimension agonistique de la démocratie

Par Olivier Starquit

La société ne s’arrête pas à une conception de ce qu’est le juste, l’égal ou le libre, donnée une fois pour toutes, mais s’institue de telle sorte que les questions de la liberté, de la justice, de l’équité et de l’égalité puissent toujours être posées dans le cadre du fonctionnement normal de la société.

(Cornelius Castoriadis)

Nuit debout, Brexit, désintérêt et désenchantement pour la chose politique, le constat est clair et accablant : les démocraties représentatives occidentales n’ont guère le vent en poupe ces derniers temps. Chantal Mouffe, professeur à l’université de Westminster à Londres ausculte et analyse de manière assez décapante cette situation dans trois ouvrages traduits récemment[1].

Manifestation antifasciste (Stanislaw Osostowicz, 1932-1933

Manifestation antifasciste (Stanislaw Osostowicz, 1932-1933

La liberté du cul-de-sac

Selon Chantal Mouffe, nous vivons dans une société où on parle énormément de dialogue et de délibération, mais elle pose immédiatement la question de connaître le sens que ces termes peuvent revêtir « s’il n’y a pas de véritable choix en jeu et si les participants à la discussion ne font pas face à des options clairement différenciées parmi lesquelles trancher[2] ». Ce que dénonçaient également les Indignés et d’où découle par ailleurs le succès des partis ou de ténors démagogiques de droite (Donald Trump aux États-Unis, le parti Ukip en Grande-Bretagne) puisque que ceux-ci expriment, certes de façon très problématique, des véritables demandes démocratiques que les partis traditionnels ne prennent pas ou plus en compte. Et en effet, un des éléments les plus caractéristiques de nos démocraties représentatives usées jusqu’à l’os est « cette incapacité des partis politiques établis à proposer des alternatives substantielles à l’ordre existant[3] ». Une incapacité que ceux-ci camouflent un tant soit peu en réduisant la démocratie aux élections, à l’État de droit et aux droits de l’homme et en tâchant de figer le régime politique en un système postdémocratique où les frontières entre gauche et droite n’auraient plus lieu d’être et où la poursuite à tout prix du consensus impliquerait l’éradication du conflit. Dans cette vision de la démocratie, « les conflits déstabilisent la société et mettent en péril l’ordre démocratique. La prédominance d’un idéal de consensus s’accompagne d’une clôture de l’expression publique du dissensus[4] ».

Gouvernance et terrorisme

Cette vision installe, rappelons-le, la gouvernance au gouvernail d’une société avec cette « logique du consensus entre acteurs non étatiques [où la] décision est coupée de toute délibération publique sur les véritables enjeux pour être réduite à un simple arrangement technique entre acteurs déjà avertis [et où] la gouvernance réduit la vie publique au management ou à l’administration en éliminant la politique, le conflit et la délibération sur les valeurs communes ou les fins[5] ». Cette conception de la démocratie l’évide et n’est pas sans danger : comme nous l’avons déjà souligné, ce contexte du consensus au centre et à tout prix permet aux partis démagogiques principalement de droite de contester cette pensée consensuelle dominante et de tirer la floche en se présentant comme les seules forces anti-establishment. Mais Chantal Mouffe souligne également que « quand l’affrontement démocratique disparaît, la dimension antagoniste du politique se manifeste à travers d’autres canaux : montée des discours moralistes, obsession des scandales dans tous les domaines, essor de divers intégrismes religieux, (…) montée de la judiciarisation : comme il est de moins en moins possible d’envisager les problèmes de société d’une façon spécifiquement politique, c’est le champ juridique qui est privilégié : on attend de la loi qu’elle résolve tous les types de conflit[6] ».

En outre, pour reprendre les catégories développées par Albert O. Hirschman, face à cette situation, les citoyens peuvent opter pour l’apathie, le désenchantement et le désintérêt (Exit), car à trop insister sur le consensus et le refus de la confrontation, on aboutit à l’apathie et à la désaffection à l’égard de la participation politique. Mais ils peuvent aussi, un peu comme l’eau qui ruisselle après un orage, chercher un autre exutoire (Voice). Pour le dire autrement, lorsque les passions ne trouvent pas un exutoire démocratique dans un régime qui nie le conflit et fige la situation dans un consensus, ces passions et l’antagonisme qu’elles impliquent peuvent exploser violemment : « quand la démocratie n’offre plus la possibilité de s’identifier à des identités politiques collectives, on observe une tendance à rechercher d’autres sources d’identification collective[7] ». Et c’est alors que l’affrontement démocratique éludé entre adversaires risque d’être remplacé par un affrontement entre d’autres formes d’identifications collectives, notamment les politiques identitaires. Ainsi, une hypothèse de Chantal Mouffe revient à dire que « l’essor des divers fondamentalismes religieux, moraux et ethniques est la conséquence directe du déficit démocratique qui caractérise la plupart des sociétés libérales-démocratiques[8] » et que dans un régime politique qui ne tolère plus les adversaires, toute voix opposée est présentée comme celle d’un ennemi porteur de valeurs morales et non plus politiques, valeurs morales non négociables de surcroît. Par conséquent, « dès lors que la confrontation nous/eux n’est plus présentée comme une confrontation politique entre des adversaires mais comme une opposition morale entre le bien et le mal, l’opposant ne représente plus qu’un ennemi à détruire. D’où l’émergence aujourd’hui d’antagonismes qui mettent en cause les bases même de l’ordre existant[9] ». Pour le dire autrement, « quand les opposants ne sont plus définis en termes politiques mais en termes moraux, ils ne peuvent plus être perçus comme des adversaires mais seulement comme des ennemis[10] ». En somme, le constat posé par Chantal Mouffe revient à dire que le terrorisme prolifère principalement dans des conditions où n’existe plus aucun canal politique légitime pour formuler des griefs. L’Occident, sa tyrannie du consensus et son hégémonie anesthésiante auraient, en quelque sorte, semé les graines du mal qui le frappe arbitrairement.

Cette vision postdémocratique peut aussi induire un renforcement de l’appareil répressif précisément et paradoxalement (ou pas ?) au nom de la démocratie et de l’État de droit : « plus l’adhésion des peuples est faible, plus la coercition exercée par le pouvoir est forte[11] », ce qui nous mène à des formes de césarisme bureaucratique (dont un des avatars contemporains est l’Union européenne) et à une extralégalisation de la conflictualité sociale par la mise hors-la-loi de pratiques jusque-là permises et autorisées par le droit (pensons aux peines de prison fermes imposées en France à des syndicalistes) : « si l’on admet l’idée que la tension entre l’égalité et la liberté ne peut pas être résolue et qu’il ne peut exister que des formes hégémoniques contingentes de stabilisation de leur conflit, il apparaît clairement que la disparition de l’idée même d’une alternative à la configuration existante du pouvoir entraîne celle de toute forme légitime d’expression des résistances aux rapports de pouvoir dominants[12]. »

Ceci dit, nous pouvons indubitablement nous interroger quant à savoir si en agissant ainsi, « les institutions ne trahissent pas la démocratie en figeant son mouvement créateur[13] » car ce rêve d’une démocratie pluraliste parfaitement consensuelle est et reste une contradiction dans les termes , car « imaginer qu’une démocratie pluraliste puisse se concrétiser parfaitement, c’est la transformer en idéal se réfutant pleinement, puisque la condition de possibilité d’une démocratie pluraliste est en même temps la condition de l’impossibilité de sa mise en œuvre parfaite[14]. »

L’agonisme et la démocratie radicale

Résumons : pour Chantal Mouffe, l’antagonisme est une lutte entre ennemis, l’agonisme une lutte entre adversaires et pour elle, le but de la politique démocratique est de se réapproprier la démocratie et de réhabiliter le conflit de sorte que ceux qui s’opposent à d’autres en démocratie ne soient plus perçus comme un ennemi à détruire mais comme un adversaire, soit quelqu’un dont les idées peuvent être combattues mais qui disposent du droit de défendre celles-ci. Et dans cette théorie, la notion d’adversaire est la clé permettant d’envisager la spécificité de la politique démocratique pluraliste moderne : « dans un régime démocratique, les conflits et les affrontements, loin d’être des signes d’imperfection, indiquent que la démocratie est vivante et habitée par le pluralisme[15] » ; et dans ce cadre, « le but de la politique démocratique doit être de fournir un cadre où les conflits puissent prendre la forme d’une confrontation agonistique entre adversaires au lieu de se manifester par une lutte antagoniste entre ennemis[16] ». Cette « confrontation agonistique, loin de menacer la démocratie est la condition même de son existence. La spécificité de la démocratie moderne est de reconnaître et de légitimer le conflit et de refuser d’y mettre un terme en imposant un ordre autoritaire[17] ». Par conséquent, une des pistes à privilégier consiste en ce que « la défense et l’approfondissement du projet démocratique exigent de reconnaître la dimension antagonistique du politique et de renoncer au rêve d’un monde réconcilié qui aurait dépassé le pouvoir, la souveraineté et l’hégémonie[18] ». Partant, le conflit ne peut et ne doit pas être éradiqué (sauf à vouloir éradiquer la politique et la démocratie puisque celles-ci sont le lieu du conflit, de l’antagonisme) mais il doit au contraire être reconnu et légitimé. Cette méthode permet par ailleurs de « sublimer les passion sen les canalisant vers des projets démocratiques et en créant des formes collectives d’identification autour d’objectifs démocratiques[19] ». Cette confrontation qui caractérise la démocratie radicalisée est par ailleurs une confrontation permanente sans possibilité de réconciliation finale, tout arrêt étant la photographie du rapport de forces à un moment donné. Au lieu d’être statique, cette conception de la démocratie en fait un projet vers lequel on tend sans jamais pouvoir l’atteindre : « la politique est donc le nom d’un conflit. Elle n’est pas l’établissement de la paix mais l’assomption d’une lutte. Cependant, cette lutte n’est pas un conflit militaire[20]. »

Demonstracja (Stanislaw Osostowicz, 1932)

Demonstracja (Stanislaw Osostowicz, 1932)

La social-démocratie devant Charybde et Scylla

Ce reboot du conflit comme point nodal de la démocratie implique par conséquent la construction d’institutions plus démocratiques et plus égalitaires. Et dans un premier temps, il s’agirait pour elle de « récupérer la démocratie avant de pouvoir la radicaliser car nous vivons désormais dans un système postdémocratique : les procédures et institutions démocratiques continuent à exister, mais elles ont perdu leur sens car elles ne permettent pas aux citoyens d’exercer un véritable choix : lors des élections, les citoyens devraient avoir un véritable choix entre différents projets politiques, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui[21] ». Ainsi, pour Chantal Mouffe, s’exprimant à propos de la social-démocratie en complète déliquescence, il s’agirait de « reformuler le projet socialiste sous forme d’une radicalisation de la démocratie. Le problème dans nos sociétés, réside moins dans les idéaux proférés que dans la façon dont ils ne sont pas mis en pratique. Radicaliser la démocratie suppose à la fois de transformer les structures de pouvoir et d’établir une autre hégémonie que celle que nous vivons[22] ». Pour ce faire, il s’agira aussi de surmonter deux écueils : le premier consiste à offrir une alternative à un modèle politique qui a tout intérêt à disposer d’une version light de la démocratie, à savoir le néolibéralisme. Ce qui ne sera pas chose aisée face à la capitulation en rase campagne de la gauche social-démocrate. En effet, comme le soulignent Christian Laval et Pierre Dardot, « cette gauche a pratiquement tout repris du logiciel de droite : fétichisme de la monnaie stable, volonté de réduire l’impôt et les dépenses sociales, flexibilité du marché du travail et primat quasi constitutionnel du principe de compétitivité[23] ». Un néolibéralisme, qui bien plus qu’un modèle économique, est un phénomène total, une logique normative qui touche tous les pans de l’existence, un néolibéralisme qui, après la crise financière, s’est renforcé en se radicalisant.

Face à ce phénomène total hégémonique, il s’agirait de vaincre l’oligarchie et de restaurer la démocratie. Partant, il s’agirait de reprendre l’initiative, de contester directement le néolibéralisme comme forme de vie et d’ouvrir l’horizon d’une vie bonne mais pour ce faire, il lui faudrait mobiliser les passions, moteurs du domaine politique « afin de construire un “peuple” et de faire advenir une “volonté collective”[24] ». Mais c’est là que se dresse le second écueil : « la gauche sociale-démocrate s’en remet à un rationalisme qui est pourtant inefficace. Il ne suffit pas de présenter des arguments rationnels aux gens afin de les convaincre. Lorsqu’on lutte contre une passion, la seule façon de triompher, c’est de développer une passion plus forte[25] ». Ce qui nous ramène à la lancinante question stratégique visant à savoir s’il faut développer un storytelling de gauche au risque de rater la bifurcation vers l’avenir et de désespérer Billancourt et les sacrifiés de Caterpillar.

  1. Chantal MOUFFE, L’illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016 ; Agonistique, penser politiquement le monde, Paris, Éditions des Beaux-Arts de Paris, 2014 ; Le paradoxe démocratique, Paris, Éditions des Beaux-Arts de Paris, 2016.
  2. Chantal MOUFFE, L’illusion du consensus, op.cit., p. 11.
  3. Idem, p. 104.
  4. Manuel CERVERA-MARZAL, Les nouveaux désobéissants : citoyens ou hors-la-loi, Lormont, Éditions du Bord de l’eau, 2016, p.131. Voir également l’entretien que Manuel Cervera-Marzal avait accordé à la revue Aide-mémoire.
  5. Christian LAVAL et Pierre DARDOT, Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, Paris, La Découverte, 2016, p. 129.
  6. Chantal MOUFFE, Le paradoxe démocratique, op.cit., p. 123.
  7. Chantal MOUFFE, Agonistique, penser politiquement le monde, op.cit., p.158.
  8. Chantal MOUFFE, Le paradoxe démocratique, op.cit., p.105.
  9. Chantal MOUFFE, L’illusion du consensus, op.cit., p.13.
  10. Idem, p.114.
  11. Gaël BRUSTIER, #Nuit debout. Que penser ?, Paris, Éditions du Cerf, p. 68.
  12. Chantal MOUFFE, Le paradoxe démocratique, op.cit., p.17.
  13. Manuel CERVERA-MARZAL, op. cit., p.84.
  14. Chantal MOUFFE, Le paradoxe démocratique, op.cit., p. 27.
  15. Idem, p.45.
  16. Idem, p.126.
  17. Chantal MOUFFE, Le paradoxe démocratique, op.cit., p. 48.
  18. Chantal MOUFFE, L’illusion du consensus, pp. 195-196.
  19. Chantal MOUFFE, Agonistique, penser politiquement le monde, op.cit., p.31.
  20. Manuel CERVERA-MARZAL, op.cit.,p. 105.
  21. Chantal MOUFFE, entretien de Sonya FAURE et Anastasia VÉCRIN, « Obtenir un consensus en politique est par principe impossible », Libération, 15/04/2016, http://www.liberation.fr/debats/2016/04/15/chantal-mouffe-obtenir-un-consensus-en-politique-est-par-principe-impossible_1446542.
  22. Chantal MOUFFE, entretien de Joseph CONFAVREUX, « Il est nécessaire d’élaborer un populisme de gauche », Mediapart, 08/04/2016, https://www.mediapart.fr/journal/international/080416/chantal-mouffe-il-est-necessaire-d-elaborer-un-populisme-de-gauche?onglet=full.
  23. Christian LAVAL et Pierre DARDOT, op. cit., p.41.
  24. Chantal MOUFFE, Agonistique, penser politiquement le monde, op.cit., p.140.
  25. Chantal MOUFFE, « Il est nécessaire d’élaborer un populisme de gauche », op.cit.