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L'action violente est elle légitime ?

Par Gilles Rahier

Il n’y a pas plus immoral que le refus systématique de se donner le moyen d’agir (Saul Alinsky)

Afin de prolonger l’exploration de la thématique du radicalisme, dont nous avons abordé de nombreuses facettes dans les précédents numéros d’Aide-mémoire, il reste une question qu’il serait, selon moi, intéressant d’examiner : l’usage de la violence pour arriver à ses fins. Après avoir analysé la diversité, l’origine et les fondements de mouvements radicaux, sous leurs différentes formes (politiques, religieux, etc.), les moyens utilisés par ceux-ci pour mener à bien leurs revendications restent questionnables. Autrement dit, la fin justifie-t-elle les moyens ? La fin vaut-elle la peine d’être poursuivie ? Quels sont les moyens de résistance légitimes ? Peut-on avoir recours à la violence pour défendre sa « cause » ?

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Dans un premier temps, on peut observer que l’éthique de la fin et des moyens est la plupart du temps dictée par l’État, qui définit et juge les moyens à employer des mouvements sociaux pour atteindre leurs objectifs. Un autre facteur souvent pris en compte est la moralité de la société, qui attribuera aux actions menées une certaine légitimité. Cependant, comme le remarque Saul Alinsky, « la façon de juger la moralité des moyens varie selon les positions politiques de ceux qui se posent en juges[1] ».

Ce dernier, dans son livre Manuel pragmatique pour radicaux réalistes, décortique très justement cette question en incorporant 11 règles pour évaluer cette éthique et l’adapter aux différentes situations rencontrées :

  1. L’importance que l’on attache à l’éthique de la fin et des moyens est inversement proportionnelle aux intérêts que nous avons dans l’affaire.
  2. La façon de juger la moralité des moyens varie selon les positions politiques de ceux qui se posent en juges.
  3. En temps de guerre, la fin justifie n’importe quel moyen ou presque.
  4. On ne doit pas juger de l’éthique de la fin et des moyens en dehors du contexte dans lequel se passe l’action.
  5. Le souci de l’éthique de la fin et des moyens augmente avec le nombre des moyens disponibles et inversement.
  6. Plus la fin désirée est importante, plus on peut se permettre d’évaluer les critères moraux des moyens.
  7. De façon générale, le succès ou l’échec constituent un facteur déterminant de l’éthique.
  8. Les critères moraux des moyens varient selon que ces derniers sont utilisés à un moment de défaite ou de victoire imminente.
  9. Tout moyen qui s’avère efficace est automatiquement jugé immoral par l’opposition.
  10. Vous devez tirer le meilleur parti de ce que vous avez et habiller le tout d’un voile de moralité.
  11. Les objectifs définis doivent prendre la forme de slogans très concis et généraux comme « Liberté, Égalité, Fraternité » ou « Pour le bien général », ou encore « Pour la poursuite du bonheur », ou « Pain et Paix ».
  12. Généralement, on pense que le recours à la violence doit dépendre exclusivement des moyens utilisés par l’État pour réprimer des mouvements sociaux. La violence de la répression appellerait la violence et donnerait ainsi une certaine validité aux actions. Cependant, il existe un autre type que la violence physique, qui reste la plus visible et relayée par les médias, et qui peut rendre caduc cette opinion. Exerçant une pression permanente au sein de la société, elle peut pousser le développement d’actions violentes.

Il faut donc rappeler le concept décrit par Pierre Bourdieu de la violence symbolique[2], la violence invisible qui est en relation avec le pouvoir d’État et la soumission. Selon Bourdieu, celle-ci n’est pas reconnue comme « une violence » mais comme une habitude de la société. « (…) Inculquer aux jeunes générations des habitus sans lesquels la violence symbolique serait insupportable et donc inacceptable et qui, surtout, feront l’économie de l’usage de la coercition physique. Ces habitus sont ce que l’on peut appeler la culture étatique, le respect – ou la crainte – de l’État sans lesquels l’autorité a peu de chances de se faire obéir »[3].

Chez nous, il est plus facile de montrer des violences lors de grèves que de décortiquer le système de délocalisation ou d’exclusion du chômage, qui exerce une pression sociale permanente. Les stéréotypes de ces derniers (fainéants, profiteurs) peuvent être vus comme une violence symbolique et un contrôle social impulsés par les politiques publiques et l’État.

Cependant, les actions collectives sont nombreuses et variées, l’action violente ne représente qu’une infime partie des solutions qui peuvent être données aux revendications. Dans de nombreux cas, cette violence est la dernière étape après avoir préalablement utilisé des moyens alternatifs, une déligitimation des autres modes d’action publique les contraignant alors à utiliser la violence. Un autre facteur influençant le recours à la violence est la présence d’un État fort – totalitaire – qui réprimerait et ne participerait pas à des processus de négociations avec les revendicateurs. Au sein de nos sociétés, des mouvements armés ont aussi agi de cette manière, en se retirant des négociations et en organisant des actions violentes.

L’intellectuel antillais Franz Fanon, figure de proue des mouvements anticoloniaux durant l’après-guerre, décrypte clairement les relations et les rapports entre les coloniaux et les colonisés dans son livre Les damnés de la terre, notamment toute la violence symbolique qu’exerce le dominant, le colonisateur. Psychiatre, il décrit tous ses processus de domination et de violence que subissent les colonisés par les mécanismes de l’administration et les stéréotypes. Il analyse donc la violence du système colonial et la polémique naîtra de sa défense du recours à la violence pour permettre aux masses colonisées de s’affranchir de leur situation. « Cette violence, au lieu d’être niée, doit être organisée en lutte de libération qui permet le dépassement[4]. » Il reconnaît cependant les traumatismes liés à la guerre et ses séquelles « conduisant à la répétition de la violence et aux régressions ethniques et identitaires[5] ».

Fanon s’engagera auprès du FLN algérien et sera critiqué pour la défense de l’usage de la violence dans le contexte de décolonisation. A posteriori, les références aux excès viennent du fait que son livre fut préfacé par Jean-Paul Sartre, qui utilisa certaines phrases comme : « Abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre[6]. » Et de fait, son premier chapitre, De la violence, explique les processus politiques et psychologiques qui amènent un peuple à utiliser la violence comme moyen d’obtenir ses revendications. Il ne défend pas formellement l’usage de la violence mais tente de décrypter son engrenage : « Le développement de la violence au sein du peuple colonisé sera proportionnel à la violence exercée par le régime colonial contesté[7]. »

Dans son livre, Fanon apporte un éclairage sur l’implication des partis nationaux et des intellectuels colonisés et leurs refus d’assumer l’usage de la violence, notamment par le manque d’armes adaptées. Il explique que les luttes de libération permettent de se détacher des formes coloniales qui ont été imposées au fur et à mesure du temps, calquant les méthodes et doctrines sur leurs corollaires occidentaux. Il montre que les élites des pays colonisés défendent avant tout leurs intérêts propres et donc ne revendiquent pas la lutte populaire, persuadés qu’il ne s’agit pas du moyen le plus efficace. Ils cherchent donc le compromis et la négociation alors que les « hommes colonisés, ces esclaves des temps modernes, sont impatients. Ils savent que seule cette folie peut les soustraire à l’oppression coloniale[8] ». Il montre ainsi les différences entre les cadres politiques nationalistes et la « masse » populaire. Cette dichotomie représente des situations rencontrées dans beaucoup de pays lors notamment des processus de décolonisation.

À l’époque du « tiers-mondisme » et de la globalisation du monde, ces théories trouvent résonance dans d’autres combats sur la planète. Nous avons déjà abordé la théologie de la libération[9] dans un précédent article mais sans nous attarder sur les luttes qui en découlaient. Les prêtres combattants étaient alors nombreux en Amérique Latine et appuyaient des guérillas de gauche, comme le colombien Camilo Torres Restrepo qui passa de la non-violence à une implication dans la guérilla (ELN) contre le pouvoir en place et mourut au combat, terrassé de deux balles.

En colorant notre discours, la légitimité de la lutte armée peut se retrouver dans des mouvements qui s’opposent aux régimes totalitaires, aux revendications liées à l’amélioration des conditions de vie, etc. La lutte armée aura des moments de reconnaissance forte comme la Résistance à l’occupant durant la Deuxième Guerre mondiale, qui est jugée comme le summum d’opposition à la barbarie. Cependant, lorsqu’elle s’oppose à notre ordre occidental et notre vision du monde (même lorsqu’il s’agit d’affrontements lors de manifestations), nous avons tendance à la déprécier, la critiquer et la considérer comme un moyen trop radical de traiter un problème[10].

Notre habitude du compromis, de la négociation, base de notre société, procède pourtant d’une histoire de la violence pour les droits civiques. Certes, la lutte armée n’a pas pris une forme extrême dans notre pays mais des actes violents ont eu lieu de part et d’autre. La violence qui, selon les médias, ressurgirait lors des manifestations ne serait elle pas un signe justement qu’il n’y a plus de foi en ce sacro-saint consensus ?

  1. Alinsky, Saul, Être radical. Manuel pragmatique pour radicaux réalistes, Bruxelles, Aden, 2012, p. 68.
  2. « Les effets de soumission, tout comme les actes de contrainte qui régissent l’ordre social, résultent davantage d’une violence symbolique qui s’intègre aux structures cognitives et s’exerce avec la complicité de ses victimes ». Voir Landry, Jean Michel, « La Violence symbolique chez Bourdieu » in Aspects sociologiques, vol. 13, n° 1, août 2006, p.85.
  3. Addi, Lahouari, « Violences symboliques dans l’œuvre de Bourdieu » in Revue française de sciences politiques, 2011, vol. 51. Cité d’après Delvaux, Virgine, « De la force à la violence, il n’y a que l’épaisseur d’une haie » in L’Esperluette, n°87, 2016.
  4. Cherki, Alice, « Préface de l’édition de 2002 » in Fanon, Frantz, Les damnés de la Terre, Paris, La Découverte, 2002, p.11.
  5. Idem, p.14. Il existe une résonance actuelle avec la situation au Moyen-Orient.
  6. Idem, p.11.
  7. Fanon, Frantz, op. cit., p.86
  8. Idem, p.72.
  9. « Un “autre” radicalisme religieux: la théologie de la libération » in Aide-mémoire, n°75, janvier-mars 2016.
  10. « Les moyens utilisés contre nous par l’opposition sont toujours immoraux, tandis que nos moyens sont toujours moraux, enracinés dans les valeurs humaines les plus nobles. » (Alinsky)