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Mots
Droite (Mots)

Par Henri Deleersnijder

« Lorsqu’on me demande si la coupure entre partis de droite et partis de gauche, hommes de droite ou hommes de gauche, a encore un sens, la première idée qui me vient est que l’homme qui pose cette question n’est certainement pas un homme de gauche », a écrit le philosophe Alain dont les Propos sur les pouvoirs[1], bien que remontant à 1925, n’ont rien perdu de leur pertinence. C’est que, en dépit des soubresauts qu’il a subis – et continue de subir –, le binôme gauche-droite n’a pas fini de hanter ou d’interpeller le champ politique actuel.

Dans son ouvrage fondateur publié en 1954 sous le titre La Droite en France de 1815 à nos jours, l’historien René Rémond a, pour sa part, dressé un tableau lumineux des trois courants qui traversent la sensibilité de droite : le courant légitimiste, nostalgique de l’Ancien Régime ; le courant orléaniste, libéral et compatible avec la République ; le courant bonapartiste, de nature autoritaire et plébiscitaire. Avec les différences spécifiques qui s’imposent, cette tripartition est aisément transposable à la situation belge et, d’une manière plus large, au contexte européen.

Qu’y observe-t-on, en effet ? Ceci, que les récents rendez-vous électoraux sur le Vieux Continent n’ont fait que confirmer : les mouvements de droite y ont le vent en poupe, disputant à la gauche le leadership – notamment culturel – qui était le sien depuis 1945, au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Cela se traduit par une valorisation grandissante de la liberté individuelle, par un appel insistant à l’esprit d’entreprise, par un recours aux vertus enchanteresses du marché et, partant, pour un désinvestissement de l’État : bref, la porte doit rester grande ouverte à l’initiative privée et, du coup, les services publics risquent de se réduire comme une peau de chagrin.

Peu ou prou, toutes les formations de la droite libérale partagent ce credo. Certaines, par contre, s’arriment à des fondamentaux où l’on reconnaît des doses élevées de nationalisme et de xénophobie : le désir de rester entre-soi s’y nourrit de la peur de l’« étranger », l’immigré musulman bien sûr mais aussi l’Autre en général, celui qui vient d’ailleurs ou qui est perçu comme tel. Dans ses variantes radicale et identitaire, cette droite décomplexée ou droite de la droite est titillée par la tentation bonapartiste, redoutable ennemie de la représentativité démocratique toujours encline à incarner le peuple et à établir un lien direct avec lui, loin de toute médiation parlementaire.

Et l’on est bien obligé de se rendre compte que, pour se hisser sur le pavois de ce type de pouvoir, il y a maintenant pléthore de candidats en Europe. Ces leaders, souvent « forts en gueule » et se présentant volontiers comme des « sauveurs providentiels », on les trouve dans toute une série de partis politiques : Pegida en Allemagne, FPÖ en Autriche, Vlaams Belang en Belgique, Front patriotique en Bulgarie, Front national en France, Aube dorée en Grèce, Jobbik en Hongrie, Ligue du Nord en Italie, PVV aux Pays-Bas, Droit et Justice en Pologne, Parti populaire en Roumanie, Ukip au Royaume-Uni, Union démocratique du centre en Suisse. Liste non exhaustive à laquelle il convient cependant d’ajouter les partis dits « populistes » des pays scandinaves, surgis sur la scène politique dès le début des années 70.

Il y a certes plus que des nuances dans ces formations dont la seule énonciation s’apparente à un patchwork : à côté d’un funeste reliquat du fascisme et du nazisme, minoritaire à vrai dire, on y décèle pêle-mêle des ingrédients tels que le souverainisme, l’euroscepticisme ou europhobie, le rejet de la mondialisation et du multiculturalisme, une défiance marquée à l’égard des élites et du parlementarisme traditionnel, une violence verbale à l’opposé du débat d’idées, etc. Ce qui fait dire à maints observateurs, non sans raison d’ailleurs, qu’à l’heure du retour des frontières, on est bel et bien en présence d’une extrême droite en forme de recomposition.

À moins de faire preuve d’une cécité volontaire, tout ce bouillon de culture aux relents antidémocratiques pourrait s’avérer à terme dangereusement liberticide pour les peuples européens qui succomberaient ainsi de nouveau à ce genre de sirènes. Cela s’est déjà vu dans un passé relativement récent : dans les années 30, par exemple.

  1. Alain, Propos sur les pouvoirs, Coll. « Folio essais », Paris, Gallimard, 1985.