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Chute et ascension de Robert Wyatt

Par Raphaël Schraepen

Le 1er juin 1973 est définitivement la date de naissance d’un nouveau Robert Wyatt. Ce soir-là, Lady June donne une réception dans sa demeure. Lady June, c’est June Campbell Cramer, artiste peintre et égérie d’un monde bigarré composé d’artistes, vrais ou aspirants, une de ces figures qu’on rencontrait beaucoup à la fin des années 60 et au début des années 70. Lady June est aussi poète, elle intègre à ce titre le groupe franco-britannique Gong, et la fine fleur de l’école musicale dite de Canterbury la met en musique : Daevid Allen, Kevin Ayers, anciens du groupe Soft Machine, ou encore Brian Eno, électron libre du Rock des seventies.

Robert Wyatt

Robert Wyatt est là ce soir. Lui aussi a quitté Soft Machine, lorsque la douce folie pataphysicienne qu’il avait initiée avait cédé la place à un jazz rock de plus en plus obscur, sous la houlette du claviériste Mike Ratledge. Wyatt boit. Il boit même trop. Batteur, chanteur, musicien complet avide de jazz (mais pas de jazz rock), il a formé un nouveau groupe, dont le nom est un jeu de mots qui s’adresse plus aux francophones qu’à ses compatriotes. Soft Machine (d’après un roman de William Burroughs) signifie « machine molle », il appelle son groupe Matching Mole, à la prononciation proche de la traduction en français, et qui signifie grosso modo « la taupe qui est à la hauteur ».

Wyatt boit trop ce soir-là. Et il tombe du quatrième étage. Il perdra définitivement l’usage de ses jambes. Dur, pour un batteur. Quelques mois plus tard, il apparaît comme invité sur le premier album du groupe Hatfield & The North où il chante un morceau. La pochette intérieure le montre en chaise roulante pour la première fois. Il assume, ce qui n’est pas le cas de la BBC, à travers son émission à succès Top Of The Pops, qui estime non-productif de montrer un chanteur « handicapé » dans une émission « pour jeunes ». En soi, Robert Wyatt à Top Of The Pops relève du surréalisme, puisque ce programme ne concernait que les artistes figurant au hit parade des meilleures ventes. Or, pour la seule fois de sa vie, c’était le cas pour Wyatt qui, en gag, avait repris à sa façon un tube un peu guimauve des années 60, I’m A Believer. Contre toute attente, le 45 tours entre dans les « charts » (seulement n°29, mais tout de même présent).

Beaucoup de groupes mimaient pour Top Of The Pops, mais Wyatt avait amené des amis musiciens qui jouèrent « en vrai », notamment son producteur et batteur occasionnel, Nick Mason, de rien moins que Pink Floyd. Comme Wyatt avait refusé de chanter dans un fauteuil « normal » en envoyant au présentateur indélicat le mot de quatre lettres (qui n’est pas « L.O.V.E. »), les représailles furent immédiates : la BBC ne diffusa pas la chanson. Représailles aux représailles, la semaine suivante, l’alors très influent New Musical Express montra en couverture tous les musiciens impliqués dans la chanson en chaise roulante, ridiculisant la station de télévision.

Ce fut le début d’un combat protéiforme pour Robert Wyatt. Combat personnel d’abord : il abandonne l’alcool et désavouera, de façon excessive selon moi, la plupart de ses disques d’avant sa chute. Combat politique ensuite : il se disait déjà ancré à gauche, mais sans vraiment de substance. C’est le jazz noir contemporain, très revendicatif avec des artistes comme Miles Davis ou Archie Shepp, qui le formera. Combat musical enfin : il refuse désormais toutes les étiquettes et propose la musique la plus libre et la plus personnelle possible, laquelle reste étrangement et heureusement très accessible à toute personne honnête et ouverte d’esprit. Son premier opus majeur, c’est l’excellent album Rock Bottom (sorti juste avant le fameux 45 tours cité plus haut) qui ne ressemble à rien de connu, et est pourtant fascinant et captivant. Alfreda Benge, qui a épousé Robert après l’accident, en a dessiné la pochette – ce qu’elle fera encore régulièrement par la suite. Parmi les musiciens, l’artiste a fédéré aussi bien des stars comme Mike Oldfield dont le tout récent Tubular Bells vient de marquer durablement les esprits, que des jazzmen comme Gary Windo ou Mongezi Feza, l’ancien Soft Machine Hugh Hopper, l’ancien Matching Mole Richard Sinclair ou des joyeux iconoclastes avant-gardistes comme Fred Frith ou le délirant Ivor Cutler. Rock Bottom sera la première pierre du Wyatt nouveau.

Un album suivra en 1975 : Ruth Is Stranger Than Richard, sorte de jeu de mots sur « truth is stranger than fiction » (la vérité est plus étrange que la fiction). Wyatt le divise en deux faces bien distinctes, l’une prolongeant peu ou prou l’ambiance de Rock Bottom, la seconde proposant des reprises, entre autres du Jazz le plus engagé socialement du moment à travers Song For Che du contrebassiste activiste Charlie Haden.

Mais Wyatt sort son album le plus ouvertement politique en 1982, en plein thatchérisme, Nothing Can Stop Us (« Rien ne peut nous arrêter »). Il s’agit d’un assemblage curieux mais cohérent de chansons venant de tous les horizons possibles. La cohésion vient de cette voix étrange, presque non-humaine, imposant à la fois une présence forte et un détachement quasi abstrait. Il interprète quelques classiques du chant de lutte, comme Guantanamera ou le Strange Fruit créé par Billie Holiday dans l’Amérique de la dépression et des exactions du Ku Klux Klan. Plus étrange, cette reprise distanciée du morceau de Chic, groupe disco alors fort à la mode : At Last I Am Free (« Enfin, je suis libre »). C’est que Wyatt ne dénigre en rien les chansons en vogue si elles sont de qualité, mais surtout il a mis l’accent sur le texte de Chic, presque existentiel (« Enfin je suis libre, mais je vois à peine devant moi ») plutôt que sur la musique. Mentionnons encore la reprise du titre contemporain d’Elvis Costello, Shipbuilding (construction navale), réquisitoire contre la guerre des Malouines promue par Margaret Thatcher. Et aussi cette provocation : Stalin Wasn’t Stallin’ (« Staline n’hésitait pas »), chanson de propagande de la Seconde Guerre mondiale interprétée à l’époque par le Golden Gate Quartet et « archivée » dès le début de la Guerre froide. La version de Wyatt verse dans le situationnisme : il garde le texte intact mais lui offre un fond musical à la Spike Jones, avec bruitages et effets de studio.

Wyatt lui-même ne propose qu’une seule de ses compositions, mais particulièrement parlante : Born Again Cretin, encore un jeu de mots, cette fois sur le phénomène des « re-nés » chrétiens, les Born Again Christians, soit des convertis récents souvent plus zélés et obscurantistes que les croyants de longue date.

Les finances de notre artiste n’ont jamais été florissantes et il enregistrera peu pendant quinze ans, et quand ce sera le cas, il le fera « à domicile ». Reconnu néanmoins par ses pairs, il reviendra pleinement en 1997 avec l’album Shleep, mot inventé à partir de « sleep » (« sommeil ») et « sheep » (« mouton »). Il bénéficiera du concours de certains amis : Brian Eno, Phil Manzanera, mais aussi notre compatriote guitariste de jazz, Philip Catherine, avec qui il reprend son Nairam sous le titre Maryan (quasi anagramme) en y ajoutant des paroles. Un invité plus surprenant : Paul Weller, ex-Jam et ex-Style Concil.

Suivent dans les premières années de notre siècle Cuckooland et Comicopera, deux disques remarquables. L’instrumentation, généralement « sparse » (la traduction française, « clairsemé », ne rend pas justice à la finesse réalisée par Wyatt), change à chaque morceau. Il engage beaucoup de femmes : Annie Whitehead au trombone, sa propre épouse, Alfreda Benge, participe aux compositions, Seaming To chante et joue de la clarinette, Monica Vasconcelos participe aussi aux voix, et il reprend du Anja Garbarek. Il connaît le français et chante volontiers en espagnol, notamment sur du Garcia Lorca. Comme on le voit, s’il ne fait plus de disques ouvertement politiques, ses choix musicaux correspondent à ses convictions.

Il vient de connaître une revanche sur la goujaterie de Top Of The Pops : son interprétation censurée de I’m A Believer est maintenant sur Youtube, comme l’est celle, en anglais, de L’Internationale qui n’avait pas pu paraître en disque. No pasaran !

Quelques disques marquants :

  • Rock Bottom (1974)
  • Nothing Can Stop Us (1982)
  • Shleep (1997)
  • Cuckooland (2003)
  • Comicopera (2007)

Les curieux pourront l’entendre comme invité sur de nombreux disques d’autres artistes. La liste est longue. Épinglons juste Carla Bley (Escalator Over The Hill), Kevin Ayers (Whatevershebringswesing), Anja Garbarek (Smiling & Waving), Björk (Medulla) ou David Gilmour (On An Island)