Aide-mémoire>Aide-mémoire n°77

La radicalité feutrée de la droite espagnole (Mémoire brute / Réalité brute)

Par Ángeles Muñoz et Maite Molina Mármol

La récente vague migratoire a révélé la résurgence de l’extrême droite en Europe. D’après le New York Times du 22 mai, l’Espagne y fait figure d’exception, avec le Portugal : deux pays ayant connu des dictatures longues et violentes[1]. Il est vrai que, à la différence du contexte qui a prévalu ces dernières décennies, l’Espagne est aujourd’hui bien moins touchée que d’autres pays par l’arrivée des migrants et ne constitue plus la porte d’entrée principale dans la forteresse Europe[2]. Mais, pour y expliquer la présence minoritaire des partis d’extrême droite, il faut surtout tenir compte de la particularité des courants ultraconservateurs espagnols qui ont trouvé refuge, depuis la fin de la dictature franquiste, au sein de la droite parlementaire représentée aujourd’hui par le Parti Populaire (PP).

Le principal facteur explicatif est à chercher dans la spécificité du processus de « transition » politique qui a suivi la mort du dictateur Francisco Franco en 1975, après près de quarante années de dictature.

Pour rappel, on parle souvent de « pacte d’oubli » ou « pacte de silence » pour désigner l’axe principal, longtemps considéré comme condition nécessaire à la Transition du franquisme à la démocratie. Il faut rappeler, pour comprendre les termes de ce pacte, le déséquilibre des forces en présence : la mouvance la plus réactionnaire du franquisme est au pouvoir – malgré la politique « d’ouverture » promue par Aldofo Suárez qui représente l’aile réformiste de la droite ; l’armée qui menace d’agir par la force en cas d’ouverture excessive ; le Roi, incontournable, en tant qu’héritier de Franco, qui exige la garantie de l’unité de la Patrie, contre toute velléité de séparatisme basque ou catalan ; l’Église conservatrice, intransigeante, qui veille sur l’ensemble du processus. Dans ce contexte, les réformistes et la gauche sont obligés de se plier aux exigences de la droite radicale, encore au pouvoir, jouant de la menace d’une nouvelle guerre civile ou d’un coup d’État militaire.

Francisco Franco (1969)

Francisco Franco (1969)

Le silence et l’oubli se traduisent alors dans l’amnistie des crimes franquistes et dans la légitimité de la mémoire d’un régime qui n’est pas condamné. C’est ainsi que le récit historique écrit par les vainqueurs de la guerre civile a permis la prégnance et la continuité des valeurs d’un franquisme qui a pénétré la société pendant quarante ans, et qui est encore présent aujourd’hui. Ce franquisme après Franco est repris sous le concept de « franquisme sociologique »[3], comme une vision et un mode de vie intégrés par la société, légitimité par la Transition.

Il y a ainsi eu non seulement continuité des responsables politiques de la dictature qui, pour certains, demeurèrent en place même sous les gouvernements du PSOE[4], mais aussi une acceptation du passé franquiste, revendiqué par certaines franges de la droite espagnole, alors que la gauche a dû renoncer à faire reconnaître la légitimité de la revendication républicaine[5].

Aujourd’hui, les idées et les valeurs de la droite franquiste, bien présentes encore en Espagne en raison du modèle de transition, sont portées par des citoyens, des électeurs qui ne choisissent pas de soutenir un petit parti extrémiste au discours dissonant mais un grand parti qui a apporté une légitimité aux valeurs du franquisme en les intégrant dans le processus démocratique, un parti qui a su agglutiner toute la droite avec un discours empreint de « radicalité feutrée ».

De fait, les partis d’extrême droite radicale sont très minoritaires en Espagne, ne recueillant conjointement, en décembre 2015, que 0,04% des votes exprimés[6]. Cette mouvance – par ailleurs atomisée en divers petits partis et groupuscules –n’a en effet pas su moderniser son discours et son électorat se réduit souvent aux nostalgiques d’un franquisme rance, empreint de vieux rites, violent dans les formes, qui n’a pas su évoluer avec son temps. Par contre, le Parti Populaire, issu du franquisme, a su adapter son discours réactionnaire à l’air du temps, exploitant à la fois les espaces sociaux, culturels et pédagogiques mais mettant aussi à profit sa longue permanence dans les sphères du pouvoir et une certaine continuité des anciens cadres franquistes.

En 1976, Alianza Popular (AP, Alliance Populaire), qui deviendra ensuite le PP, est créé en pleine transition politique, par quatre anciens ministres de Franco. Manuel Fraga, son président, dit d’emblée qu’il s’agit « d’une force politique qui refuse de voir disparaître l’œuvre gigantesque de ces 40 dernières années ». Dès les élections de 1977, l’extrême droite franquiste n’a aucune chance face à l’AP, seul grand parti politique de l’époque à défendre l’héritage du franquisme.

Il s’agit, pour M. A. Del Río d’une « plateforme néo-franquiste à caractère “résistentiel” […] dont le signe d’identité fondamental, tel que perçu aussi par les électeurs en 1976-77, est la loyauté à l’œuvre de Franco et le refus de délégitimer la dictature… un national-populisme qui cherchait la simple ouverture démocratique, contrôlée par un régime autoritaire post-fasciste[7] ». Del Río souligne l’anomalie de la droite espagnole et du système politique du pays, où « le parti qui agglutine la droite émane de l’extrême droite ». Il insiste sur l’importance de la légitimité continue du franquisme et le national-populisme de l’AP qui devint le PP. Pour lui, « les caractéristiques essentielles à la culture politique de la droite espagnole ne peuvent être comprises sans se référer à son origine qui combine réforme et résistance de l’idéologie franquiste[8]. »

Ainsi, en Espagne, les grandes thématiques exploitées par l’extrême droite (la xénophobie et le rejet de l’immigration, l’unité de l’Espagne et la défense de la Patrie), ainsi que la défense des valeurs fondamentalistes chrétiennes et le rejet du marxisme, sont portées par un parti parlementaire qui n’a presque jamais quitté le pouvoir. Les parenthèses socialistes n’ont pas permis de grandes avancées dans le renouvellement de cette « caste » politique porteuse du « national-catholicisme » hérité de Franco.

Il est possible d’établir un parallèle avec la situation actuelle en Autriche, où le FPÖ est resté aux portes du pouvoir : sous des dehors modérés, grâce à un discours sans fausses notes, cette extrême droite banalisée jouit d’une grande respectabilité et d’un large soutien populaire. De même, une partie de l’extrême droite espagnole a su adapter ses idées et son discours pour se fondre au sein d’un parti de la droite traditionnelle. Joan Marcet rappelle aussi que « à la différence des autres pays européens, l’extrême droite espagnole a connu une trajectoire électorale très limitée jusqu’à sa presque disparition et son immersion électorale et organisationnelle à l’intérieur du parti majoritaire de droite, le Parti Populaire[9] ». En 2010, une enquête du Centre de Recherches sociologiques révèle ainsi que 90% des électeurs d’extrême droite votent pour le PP.

Manuel Fraga Iribarne (2007) (cc) FDV

Manuel Fraga Iribarne (2007) (cc) FDV

Mais au-delà de la présence dans les sphères du pouvoir des figures tutélaires des valeurs franquistes, c’est la société tout entière qui est imprégnée de ces valeurs. Les valeurs du franquisme se cristallisent dans le national-catholicisme : l’unité de la Patrie, essentielle dans l’idéologie de la droite et de l’extrême droite, est assurée par la figure du Roi désigné par Franco comme son successeur. Les valeurs du catholicisme ultraconservateur sont préservées par l’Église qui exerce sa tutelle sur les normes de société.

Le rôle de la mémoire contre l’impunité du franquisme et les valeurs d’extrême droite

Dans notre ouvrage Mémoire à ciel ouvert. Une histoire de l’Espagne : 1931-1981[10], nous avions souligné l’importance du travail mémoriel pour mettre en échec le récit historique officiel de la guerre et du franquisme qui empêche de rendre justice aux victimes et qui, en outre, donne sa légitimité aux positionnements les plus radicaux au sein du PP, qui revendiquent l’héritage franquiste. Malgré ce qui a souvent été avancé à l’heure d’évoquer la transition espagnole, il ne s’agit pas tant d’oubli que de récit historique manipulé, de vérité truquée, d’injustice historique, qui ont perduré sans que les gouvernements successifs depuis le retour de la démocratie aient agi pour en finir avec l’impunité du franquisme et condamner ses valeurs encore vivaces et agissantes au sein de la classe politique mais aussi au-delà.

Ainsi, sous prétexte que le temps est à la réconciliation, certains historiens et intellectuels ont introduit dans l’analyse historique une « équidistance » dangereuse qui tendrait à ne pas juger les auteurs des crimes franquistes sous prétexte que la violence était présente également du côté républicain[11]. Cela reviendrait à renoncer à la justice historique en demandant aux victimes de partager avec les bourreaux la responsabilité de crimes et des violences commis par ces derniers…

Il n’y a jamais eu en Espagne condamnation du franquisme et de son idéologie totalitaire. La loi « de la mémoire », dont on a constaté les carences et l’absence de moyens légaux pour sa mise en œuvre, n’a pas eu l’ambition de remettre définitivement en question les valeurs d’un franquisme encore ancré sociologiquement, culturellement et politiquement dans le pays. Au quotidien, des villes et des villages gérés par le PP n’ont pas procédé à l’élimination des symboles franquistes. Les lieux de culte catholique accueillent messes et hommages aux criminels de guerre. De plus en plus nombreuses sont les voix au sein du PP qui, loin de le condamner, rappellent les bienfaits du franquisme… Par ailleurs, à ce jour, l’Espagne n’a pas obéi aux injonctions de l’ONU pour juger les crimes franquistes.

Au-delà d’un calcul électoral, nous sommes devant une cohérence, une logique, une évidence : le PP est l’héritier du franquisme depuis sa fondation. Il refuse de le condamner, en défend certains acquis, plus ou moins ouvertement selon les circonstances. Les vastes réseaux de corruption au sein du PP, aujourd’hui dévoilés, ne sont qu’un reliquat du franquisme qui perdure et ronge les sphères du pouvoir, comme souvent dans les sociétés post-dictatoriales qui n’ont pas réglé leurs comptes avec le passé, comme le rappelle Angel Viñas : « La corruption est endémique. Mais ses manifestations changent avec le temps (…) L’ombre du franquisme est longue…Quarante ans sont peu de chose pour modifier profondément les comportements sociaux très enracinés[12]. »

Il n’y a jamais eu de véritable rupture idéologique avec le franquisme au sein du PP mais une adaptation en fonction de l’évolution de l’Espagne, par étapes, dans sa trajectoire d’intégration dans l’Europe économique, sociale et culturelle. Après une transition politique qui n’a pas condamné le franquisme et qui a permis la continuité d’une culture politique franquiste, le PP a pu modeler au fur et à mesure son discours idéologique pour avoir le monopole du positionnement à droite sur l’échiquier politique espagnol, en incluant l’extrême droite, et parvenant malgré cela à se constituer comme le premier parti politique espagnol.

Il reste à préciser que l’arrivée du parti Ciudadanos (Citoyens) change la donne. Sous l’apparence d’un centre-droit néolibéral, cette organisation cherche ses marques pour asseoir son influence dans le spectre de la droite espagnole dans son ensemble. Ainsi, si Ciudadano_s entend moderniser la droite conservatrice espagnole, c’est sans renoncer aux valeurs du franquisme que ce parti refuse de condamner[13]. À l’heure de conclure cet article, Albert Rivera, leader de _Ciudadanos, en visite au Venezuela, dénonce la « tyrannie » du président Maduro, à laquelle il dit préférer les dictatures « qui n’offrent pas de liberté mais sont porteuses d’une certaine paix et d’ordre, car chacun sait à quoi s’en tenir[14]… »

À l’heure où la porosité entre la droite et l’extrême droite inquiète et fait débat en Europe, il serait opportun de s’intéresser à la radicalité de la droite espagnole issue du franquisme, qui évolue et semble encore loin de son déclin.

  1. Cf. l’article de Julien Paulus, « L’extrême droite en Espagne et au Portugal », in Jérôme JAMIN (dir.), L’extrême droite en Europe, Bruxelles, Bruylant, coll. « Idées d’Europe », 2016, pp. 91-105.
  2. Après avoir été au XIXe et au XXe un pays d’émigration vers l’Amérique latine puis vers l’Europe, il est nécessaire de rappeler que l’Espagne qui décolle économiquement dans les années 1980 devient une destination prisée pour les immigrés latino-américains et africains – et pas seulement. C’est l’éclatement de la bulle immobilière et ses suites qui changent la donne pour le pays qui compte à nouveau, depuis juillet 2011, plus d’émigrés que d’immigrés.
  3. On doit au sociologue Armando de Miguel ce concept ambigu qui fait référence aux valeurs, aux caractéristiques sociales héritées du franquisme, mais aussi à la majorité sociale des classes moyennes, une majorité silencieuse née sous la dictature et qui jugeait positivement le régime même sans y adhérer activement.
  4. Gregorio Morán, El precio de la Transición, Madrid, Akal, 2015.
  5. Vincenç Navarro, « Franco ganó la guerra, la posguerra y la transición », 26/11/2015, http://www.vnavarro.org.
  6. Julien Paulus, op. cit., p. 92.
  7. Miguel Del Río, « Los orígenes de Alianza Popular: entre el reformismo institucional y la extrema derecha neofranquista nacional-populista (1976–1979) », in Franquisme & Transició. Revista d’Història i de Cultura, 2015, pp. 301–333.
  8. À noter que le néofranquisme constitue également pour certains un rempart aux discours et appels marxistes. José Luis Rodríguez, Extremistas y golpistas. La extrema derecha en España : del tardofranquismo a la consolidación de la democracia (1967-1982), Madrid, CSIC, 1984.
  9. Joan Marcet, « La derecha en España, una aproximación histórica », in Working Papers. Institut de Ciències Polítiques i Socials, 306, Barcelone, 2012, p. 10.
  10. Ángeles Muñoz et Maite MolinaMármol, Mémoire à ciel ouvert. Une histoire de l’Espagne : 1931-1981, Liège, Territoires de la Mémoire, 2014.
  11. La Commission de Mémoire créée, en mai 2016, par la mairie de Madrid a fait appel à certains historiens de cette mouvance – et à un membre de l’Église catholique ! - ce que dénoncent les représentants des associations mémorielles qui n’ont pas été appelées pour intégrer le Groupe de Travail.
  12. Aurora Moya – ElPlural.com, « Entretien avec Angel Viñas », 24/10/2015, http://www.elplural.com/2015/10/24/el-canon-franquista-sigue-calando-en-un-sector-de-la-sociedad-gracias-a-politicos-algo-bocazas-como-esperanza-aguirre
  13. Vincenç Navarro, op. cit.
  14. Edurardo Inda, «Entrevista con Albert Rivera. Podemos en una sucursal chavista en España en toda regla », 27/05/2016, http://okdiario.com/espana/albert-rivera-podemos-sucursal-chavista-espana-toda-regla-166686