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Extrême droite en Europe : radicalisme feutré et langage codé

Par Jérôme Jamin, chargé de cours à l’Université de Liège

Les différents articles rassemblés dans ce numéro témoignent de la difficulté pour caractériser le phénomène de l’extrême droite. L’usage de cette notion est problématique au regard des différences entre les partis, leurs histoires, les programmes, et les contextes nationaux, mais aussi par rapport a sa connotation négative lorsqu’elle est mobilisée dans le champ politique ou médiatique. La catégorie « extrême droite » pèse sur le rapport entre les partis dits « traditionnels » et les partis marqués à cette enseigne. Cependant, si une sorte de « zone grise » rassemble des acteurs aux visages multiples, quelques traits spécifiques forts demeurent, au-delà des particularismes.

Manifestation du parti néonazi allemand "Der III Weg" (cc) Superikonoscop

Manifestation du parti néonazi allemand “Der III Weg” (cc) Superikonoscop

D’abord, l’extrême droite et les partis qui s’en rapprochent (les droites radicales, le populisme de droite et les partis xénophobes ou anti-immigration, etc.) adoptent tous – certes à des degrés divers – une attitude d’hostilité vis-à-vis de certains groupes et de certaines minorités. Ceux-ci sont systématiquement considérés comme menaçants voire dangereux pour l’intégrité du groupe d’accueil, soit au niveau de la nation et/ou de l’identité, soit sur le plan culturel, soit sur le plan religieux, même si dans ce dernier cas, nous le verrons plus bas, la religion est mobilisée comme un trait culturel saillant. L’extrême droite et les partis qui s’en rapprochent se caractérisent par une méfiance forte vis-à-vis d’individus considérés comme culturellement et ethniquement différents et donc inassimilables, notamment en raison de leur détermination par le groupe, le postulat selon lequel ces derniers peuvent avoir des parcours personnels et indépendants du groupe étant unanimement rejeté. Cette méfiance implique un rejet plus ou moins violent selon les contextes nationaux et les partis concernés, celui-ci pouvant aller de la simple interpellation au Parlement pour dénoncer « l’immigration incontrôlée » au soutien explicite apporté à des milices néo-nazies chargées de « rétablir l’ordre » dans des quartiers avec une forte population d’origine immigrée.

En d’autres termes, même si une situation n’est pas l’autre, ces partis et mouvements politiques ont tous en commun la volonté d’identifier un ou plusieurs groupes jugés responsables des maux de la société. Des groupes qui par une logique du bouc émissaire classique sont jugés menaçants en raison de leur origine, de leur religion, de leur identité ethnique ou culturelle, mais aussi en raison de l’influence forte qu’ils ont sur leurs membres qui sont considérés comme incapables de s’émanciper de l’héritage commun.

Le poids du groupe sur les individus qui le composent varie d’un discours à l’autre et dans une perspective historique, à l’échelle de l’Europe géographique, on repère également ici des invariants et des similitudes qui permettent de comparer des situations pourtant particulières.

Au début des années 1980, la force du combat antifasciste et la législation antiraciste naissante incitent de nombreux partis d’extrême droite à la prudence sur l’usage assumé de discours faisant explicitement référence à l’existence des races et à une hiérarchie entre ces dernières. À l’époque, indiquer qu’un migrant ne veut pas et ne peut pas s’intégrer, car son appartenance « raciale » et son origine l’en empêchent ne va pas sans rappeler les discours hérités des années 1930 et parfois le virulent antisémitisme d’État de l’époque. En conséquence, aux discours, aux slogans et aux caricatures racistes qui réapparaissent durant les Trente Glorieuses va se substituer progressivement un discours sur les cultures en apparence anodin, mais pourtant lourd d’un sens très particulier : la culture est mobilisée comme une construction sociale dont la richesse et la pureté en font une « seconde nature »[1], c’est-à-dire une sorte de prolongement quasi physique de l’individu sur lequel il a finalement peu de prise. On retrouve toujours ici le poids du groupe sur la détermination de l’individu, mais il est cependant conditionné par une culture toute-puissante et non plus par son origine nationale ou raciale.

À partir des années 2000, et plus particulièrement après les attenants du 11 septembre 2001, le poids du groupe qui détermine les individus et exclut toute forme de liberté (de penser, d’être ou d’action) revient une troisième fois, mais cette fois-ci à travers la religion, et singulièrement l’islam. À bien des égards, les arguments passent de la critique de certaines « races » inférieures, voire de certaines cultures « incompatibles », à la critique des religions, et par extension de leurs adeptes. La religion musulmane est alors considérée comme un fait culturel « totalitaire » qui interdit au pratiquant de s’adapter aux valeurs et aux principes des démocraties occidentales, notamment parce qu’elle empêcherait au croyant de séparer ce qui relève de la sphère politique de ce qui relève de la sphère religieuse.

Au final, ce qui caractérise le racisme contemporain des partis d’extrême droite en Europe, dans des proportions qui varient, c’est le développement d’un langage codé, apparemment anodin, et pourtant très connoté dans la mesure ou il maintient intacte l’idée selon laquelle les individus sont conditionnés par leurs groupes culturels ou religieux, et qu’il y a une continuité entre la vie psychologique des membres d’une communauté et la vie sociale de cette dernière : historiquement, un déterminisme relie donc la race, la culture et la religion. Dans sa contribution au rapport annuel du Centre pour l’égalité des chances (2011) en Belgique, Benoit Frydman indiquait déjà que « les discours nauséabonds s’adaptent aux nouvelles règles et deviennent “résistants”, notamment en trouvant des formes rusées d’expression, qui donnent des signes repérables à leurs adeptes, tout en restant en apparence dans les limites de la loi […][2] ». Loin d’être limité au cas belge, ce phénomène touche tous les partis extrémistes d’Europe, avec cependant des nuances selon le degré d’agressivité des uns et des autres vis-à-vis des groupes et des minorités jugés menaçants.

Au-delà des minorités et des groupes stigmatisés, l’extrême droite et les partis qui s’en rapprochent formulent également tous la même accusation vis-à-vis des élites nationales et des « bureaucrates » de l’Union européenne. Ceux-ci sont considérés par l’extrême droite comme les véritables responsables de l’immigration de masse, les organisateurs de l’afflux de réfugiés, les artisans de l’érosion des identités nationales, et par conséquent les fossoyeurs de l’héritage judéo-chrétien au profit de l’islam « triomphant ». S’ils ne sont pas tous partisans de la théorie du complot sur l’islamisation passive et volontaire de l’Europe (la théorie de l’Eurabia), et s’ils ne rejettent pas tous l’Europe avec la même virulence, les partis étudiés dans cet ouvrage dénoncent de concert soit une complicité, soit une connivence entre les élites et les étrangers, ceux-ci profitant des aides de celle-là au nom de l’idéologie dites du « multiculturalisme ».

Au final, au risque de céder a une généralisation trop forte, on peut considérer que l’extrême droite d’hier luttait contre l’immigration et la présence de migrants sur le sol européen, alors que l’extrême droite contemporaine, consciente du caractère désormais multiculturel de l’Europe, cherche à rendre invisible la présence immigrée dans l’espace public, notamment dans le domaine de l’ordre et de la sécurité, des traditions, des valeurs et de la religion.

  1. Voir le chapitre « Les métamorphoses idéologiques du racisme et la crise de l’antiracisme », in Pierre-André Taguieff, Face au racisme, t. 2, Paris, La Découverte, 1991, pp. 13 et s.
  2. Benoit Frydman, Discrimination – Diversité, Rapport annuel 2011, Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, p. 39.