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Notre combat : entretien avec Linda Ellia (cahier spécial "Art et Pouvoir")

Entretien de Linda Ellia, Jessy Zeitoun et Antonia Aimini par Gaëlle Henrard

Comment l’art peut-il réagir face à l’horreur et particulièrement à celle débitée dans le livre programme d’Adolf Hitler, Mein Kampf ? À cette question, l’artiste Linda Ellia a voulu apporter une réponse. Artiste-peintre et photographe, elle a décidé de se servir de l’ouvrage pour traduire sa colère et son dégoût de l’intolérable. À l’occasion du vernissage de l’exposition à la Cité Miroir le 15 octobre 2014, la revue Aide-mémoire a rencontré Linda Ellia, sa fille Jessy Zeitoun, Antonia Aimini et Léa Roges qui ont toutes trois contribué au projet collectif Notre Combat.

Gaëlle Henrard : Pourriez-vous nous expliquer l’origine de votre travail autour de Mein Kampf et comment il s’est concrétisé ?

Linda Ellia : L’aventure de Notre Combat a commencé grâce à ma fille Jessy Zeitoun, qui a découvert par hasard le livre de Mein Kampf (première édition française aux Nouvelles Éditions latines). Elle a décidé de le remettre entre mes mains. À partir de ce jour ma vie a basculé. Je me devais d’en faire quelque chose ! Mais comment allais-je m’y prendre ?

Mais je pense qu’il faut d’abord donner la parole à ma fille qui a tout déclenché…

Linda Ellia et sa fille Jessy Zeitoun

Linda Ellia et sa fille Jessy Zeitoun

Jessy Zeitoun : J’avais 18 ans, j’étais chez ma grand-mère paternelle, je regardais les livres autour de moi et je suis tombée sur une édition de Mein Kampf, ce qui, dans le cadre d’un environnement familial, m’a posé question. J’ai commencé à le feuilleter, j’avais entendu dire que ça pouvait être intéressant de le lire pour comprendre comment le nazisme avait été amené. C’est pour cela d’ailleurs que ce livre était dans cette maison. Pendant la guerre, mon grand-père l’avait acheté pour comprendre qui était ce dictateur qui menait bataille de la sorte et qui occupait Paris. J’ai lu les premières pages et j’ai trouvé ça assez mauvais. Je n’avais en fait pas envie de m’y intéresser. Je l’ai gardé un petit temps, mais j’étais assez troublée et j’ai fini par le donner à ma mère, comme pour passer le relais.

Linda Ellia : Un jour, je lui faisais réviser son bac. Elle se lève brusquement, se dirige vers la bibliothèque de la maison familiale où nous nous trouvions et me remet brusquement entre les mains, sans me préparer à ce choc, ce livre : Mein Kampf ! Elle ne m’a pas dit un mot, elle avait l’air grave. Elle m’a avoué récemment qu’elle savait que je ferais quelque chose de ce livre. C’était une édition ancienne, première traduction française préfacée par le Maréchal Lyautey, un livre qui semblait chargé d’histoire. J’ai assez mal réagi, mon corps s’est mis à trembler. Mais très vite je me suis sentie investie d’une chance d’en découdre avec les idées de ce tyran. Je tenais une matière : ce livre, que je ne pouvais plus lâcher. Mais qu’allais-je en faire ? Comment allais-je m’y prendre ? Cette question m’obsédait. Ce livre me donnait la possibilité de retourner dans l’Histoire. Même si cela ne changeait rien, j’avais au moins un moyen de réagir, de résister, de dire non. Je voulais par-dessus tout ne pas laisser le dernier mot à ces idées. Et puis derrière, il y avait cette idée, cet espoir que ça ne se reproduise plus jamais.

Durant trois mois, ma vie s’est arrêtée à cause de ce livre qui ne me laissait pas tranquille. Je me suis enfermée dans mon atelier. Je n’étais plus disponible pour personne. Je ne voulais pas m’arrêter pour ne pas briser le fil conducteur de mes pensées. J’étais à la recherche d’une idée pour exprimer ma colère, ma répulsion, ma vive émotion face à ces maux. Par ailleurs, je n’ai pas ressenti le besoin de lire le texte pour comprendre. Je connaissais le drame qu’il avait engendré. Je l’ai d’abord pris comme un objet, une matière à m’approprier. Je l’ai regardé, senti, feuilleté. Tout ce temps, j’écrivais compulsivement d’une écriture automatique. J’ai rempli quantité de cahiers sur l’injustice, l’enfermement, la tyrannie. Je gardais tous ces écrits, je savais que quelque chose allait émerger. Je souffrais de ne plus peindre mais, pour moi, il y avait urgence. Au bout de trois longs mois, l’idée m’est apparue d’un dialogue entre Hitler, ses mots, ses idées et moi, peu importait finalement qu’il soit mort.

Puis un jour, j’ai vu le film Shoah de Claude Lanzmann. Le témoignage d’un des déportés interviewés m’a bouleversée. En l’écoutant, j’avais des mots en tête, des phrases en prose. Ces mots sont devenus ceux de la première page du livre :

« Ces pleurs qui se meurent
Évanouis dans le lit de la stupeur, tel un leurre
Perdu dans le désespoir de l’enfer…/…
L’autre se vautre
Se réjouit d’une telle nuit
D’un tel massacre orchestré par Lui »

J’ai alors vraiment ressenti « le massacre orchestré par lui ». En écrivant mes mots sur les premières pages blanches de Mein Kampf, il y avait l’idée d’effacer, de recouvrir, de balayer, pour ne jamais oublier. Je me disais : la lutte se situe entre lui et moi, juste en altérant mon livre. Malgré tout, j’avais besoin de me justifier parce que je savais toucher au livre-programme d’Adolf Hitler. Ce livre reste finalement quelque chose d’assez tabou. J’ai commencé par photocopier les pages. Puis seulement j’ai commencé à le lire et là je suis intervenue sur la page en entourant des mots frappants avec un marqueur rouge. J’ai trouvé intéressante cette manière de communiquer avec « lui » et je me suis mise à dessiner sur quelques pages. Subitement, j’ai compris que j’avais trouvé. Je n’avais qu’une envie, c’était de faire les 700 autres pages. J’ai ainsi réalisé la page avec le fil de plomb (page de couverture du livre Notre combat). Puis j’ai découpé, dessiné, déchiré, brûlé, peint. Les idées se sont bousculées. C’est à ce moment que ma fille a essayé de comprendre ce que je faisais.

Jessy Zeitoun : J’ai été très étonnée de voir ma mère obnubilée par ce livre avec, par ailleurs, de plus en plus de pages détachées. Je me suis demandé ce qu’elle faisait. Ça m’a un peu effrayée compte tenu du côté « sacré » du livre. Mais j’ai aussi trouvé ça génial tout en craignant qu’elle n’aille pas au bout de cet immense projet. Je lui ai dit que c’était dommage parce que c’était un combat tellement lourd à mettre en place qu’on n’y arriverait jamais. Je croyais en l’idée mais pas en son aboutissement. Plus ça avançait, plus on se faisait envahir par les pages. Et puis chacun a commencé à avoir des idées. Mon grand frère, qui à la base n’est pas dans la création, a lui aussi fait une page. Il y a vraiment eu un engouement autour du projet.

Linda Ellia : J’ai donc donné une page à ma fille en lui proposant de faire la même chose. Elle a fait une page et m’a dit qu’elle avait alors compris ce qu’était la création. Elle a arrêté ses études de gestion et elle s’est inscrite aux Beaux-Arts de Nice !

Jessy Zeitoun : J’avais cette page sur mon bureau et je n’avais qu’une envie, c’était de la transpercer, d’aller derrière. J’ai utilisé tout ce que j’avais autour de moi à coller, à agrafer : tissus, cordon, étoile, agrafes.

Linda Ellia : En impliquant dans ce projet mes enfants, leurs amis et professeurs ont, eux aussi, adhéré. L’idée du partage commençait à germer dans mon esprit. J’éprouvais le besoin de donner la parole aux autres, puisque pour moi, nous sommes tous des artistes. L’idée que je leur proposais était, partant du support des pages de Mein Kampf, de donner à voir l’immonde pour le transgresser à leur manière.

Des élèves des Beaux-Arts de Glacière se sont emparés de pages. Ils ont tous arrêté de peindre et ont commencé à débattre. C’est à partir de ce moment-là que j’ai décidé d’aller dans la rue et de distribuer les pages à des passants. Je raconte souvent cette histoire de cet homme à l’arrêt de bus. En le voyant, j’ai eu le sentiment qu’il pouvait réaliser une page. J’ai fait l’erreur de lui dire que j’intervenais sur les pages de Mein Kampf, il a pris peur. Il m’a dit que s’il avait eu cette page, il l’aurait déchirée. Je lui ai dit que c’était justement ça que j’attendais, qu’il pouvait le faire. Il a accepté… et vous connaissez la suite.

Le déclenchement de ce travail a produit une sorte de soulagement et tout s’est construit presque naturellement. Il y a eu le livre, un documentaire d’Arte. C’est un projet qui m’a dépassée, il m’a permis d’amener l’art dans la rue. L’atelier n’est pas indispensable pour réaliser son art. Ce combat a duré quatre ans de travail quasiment incessant. Aujourd’hui, ce projet vit tout seul, il n’a presque plus besoin de moi, de nous.

Gaëlle Henrard : Que signifie pour vous être un « artiste engagé » ? Comment percevez-vous le lien entre l’art et le pouvoir ?

Linda Ellia : Dans Les Tournesols de Van Gogh, il y a une bataille, un message, un combat mené. Deux peintres peuvent travailler sur le même sujet et ne pas l’aborder de la même manière. Dubuffet disait : « il y a une seule façon de bien peindre un verre et 36.000 autres de mal le faire et ce sont celles-là qui m’intéressent ». C’est sans doute cette autre façon de faire qui m’intéresse inconsciemment. L’idée de ne pas me soumettre à un savoir-faire, surtout pas quand il est imposé. Être un artiste engagé pour moi, c’est donc montrer qui on est, sa vérité, son regard et réagir, résister face à l’injustice. Je pense que l’art est en cela une arme redoutable. Être un artiste engagé, c’est aussi faire autre chose que du beau. C’est ne pas répondre à la demande du marché de l’art. C’est être libre de créer sans se soucier de la critique. Personnellement, je fais de l’art pour me maintenir debout, pour hurler face à l’injustice, face aux souffrances mais aussi face à mes interrogations, à ma douleur. Dans Notre Combat, je partage ce sentiment, je m’enrichis avec les autres, avec l’échange que la rencontre provoque. On est tous sensibles à la tyrannie infligée. Tout le monde peut trouver le moyen de mettre sa propre douleur dans une toile, une sculpture, une installation. Le plus important pour moi est d’utiliser de la matière, peu importe laquelle, pour exprimer ma révolte. Voilà mon combat…

L’artiste peut en outre organiser une parole a priori disparate. Je pense que Notre Combat est une forme de résistance collective, non-violente, pédagogique et culturelle. Les illustres inconnus qui ont participé au projet ont réagi sur un support abject, qui au départ n’était pas fait pour ça. Mais j’ai rencontré un certain nombre de personnes qui n’ont pas nécessairement perçu cette idée d’engagement et de résistance dans Notre Combat. J’ai en effet reçu des réactions très violentes à ma demande. Certains se sont dit que je faisais l’apologie de Mein Kampf. On me demandait pourquoi je voulais remuer la boue, que cette partie de l’Histoire devait rester cachée. Certaines personnes ne comprenaient pas pourquoi je voulais rentrer dans l’horreur plutôt que de travailler à de « belles choses ». Il me semble qu’en France, on a encore beaucoup de mal avec la mémoire de ce passé, ce qui n’est pas vécu de la même façon en Angleterre et encore moins en Allemagne. À Paris, j’ai ressenti une sorte de peur autour de cette mémoire. En Allemagne, en revanche, le projet a été très bien accueilli. Il y a eu beaucoup de contributeurs allemands, qui m’ont chaleureusement remerciée pour cette démarche. Ils cherchent beaucoup à comprendre comment ils ont pu tomber dans le piège. C’est notamment comme ça que le propos est présenté à Nuremberg.

Gaëlle Henrard : Thierry Illouz, qui a contribué au projet, parle, au sujet de l’intervention sur les pages de Mein Kampf, de « quelque chose de libérateur qu’on ignorait avant, qu’on ne pensait pas possible ». De quoi se libère-t-on d’après vous ?

Jessy Zeitoun : On se libère par le fait de témoigner sur ce sujet. On a la possibilité de réagir, de se libérer des mots qu’on a en nous, parce que on est tous touchés par ces massacres.

Antonia Aimini : Participer à ce projet, c’est aussi une manière de reconnaître un évènement, d’accepter qu’il s’est produit au lieu de le nier. Un psychanalyste a témoigné là-dessus. C’est une sorte de thérapie qu’on se fait à nous-mêmes. Et finalement ce projet a pu servir d’autres causes, comme, par exemple celle de l’esclavage des Noirs (création de deux pages sur le Code noir par Léa Roges).

Jessy Zeitoun : Ca nous ramène aussi à la question de « qu’est-ce que moi j’aurais fait ? » et à travers ce travail on a l’impression de participer à quelque chose, d’agir.

Antonia Aimini : L’engagement vient aussi du fait qu’on commence des recherches pour réaliser cette page, on regarde des photos, on lit, etc. Je me rends compte que je n’aurais certainement jamais touché à un sujet comme celui-là sans ce projet.

Linda Ellia : Je remercie chaleureusement la Cité Miroir pour m’avoir permis d’exposer Notre Combat dans ce lieu sublime.

Site Internet : www.notrecombat.net