Archives de l'Aide-mémoire>Aide-mémoire n°69

La censure pendant la Seconde Guerre mondiale

Par Jérôme Delnooz

Le second conflit mondial est un cas de figure particulièrement éclairant pour comprendre le fonctionnement et la mise en application concrète de la censure. Cependant, il est un fait relativement peu notoire : durant cette période trouble, la mise à l‘index n’est pas appliquée que par les nazis. En France, à partir du 28 août 1939, un contrôle préventif des imprimés est systématisé. Dès le mois de septembre 1939, une censure de guerre larvée, justifiée par la sécurité du territoire et le respect de la neutralité (il faut éviter tout prétexte d’intervention de la part des belligérants), est exercée en Belgique. Le conflit éclate néanmoins et l’Allemagne envahit de nombreux pays occidentaux.

La politique répressive de l’Occupant s’abat très vite sur les livres. Cependant, les prémices de cette chasse aux Lettres étaient déjà visibles depuis plusieurs années en Allemagne. À partir de 1933, plusieurs autodafés ont lieu dans différentes villes (Berlin, Munich, Brême, etc.), menés par des SA (Sturmabteilung, milice nazie), des étudiants, des professeurs. La sélection des ouvrages détruits par les flammes repose sur des « schwarzen Listen » établies par le ministère du Reich à l’Éducation du peuple et à la Propagande. Parallèlement, des milliers de livres sont confisqués dans les bibliothèques publiques, les librairies, les magasins d’antiquités, les bibliothèques privées comme celles des organisations persécutées (syndicats, partis politiques, associations éducatives des travailleurs, des communautés religieuses, des loges maçonniques), et stockés dans les commissariats, les mairies et les bureaux de district. En 1935, une première liste de grande ampleur contre les « écrits nuisibles et indésirables » recense 12 400 titres et œuvres complètes de 149 auteurs interdits. Une pléthore d’ouvrages est concernée : les œuvres des auteurs allemands émigrés et étrangers opposés au régime nazi ; les livres d’auteurs d’origine juive, quel que soit le domaine (la mesure concerne aussi des auteurs décédés) ; la littérature marxiste, communiste ou bolchévique mais également les écrits socialistes ; la littérature pacifiste et celle reflétant des opinions humanistes démocratiques ; la littérature des « propagandistes » de la République de Weimar ; les travaux scientifiques abaissant l’origine, la nature et la culture du peuple allemand ou niant la notion de race ; les écrits expliquant le darwinisme ou le monisme ; les livres sur l’art « dégénéré » ; les manuels d’éducation sexuelle ;la littérature « décadente » ; les parodies de littérature nationaliste, patriotique, etc. Cet outil de censeurs est réimprimé plusieurs fois entre 1939 et 1941. En juin 1941, la censure est institutionnalisée dans un décret ad hoc énonçant des directives précises à destination des responsables de la Sicherheitspolizei (police de sûreté) et du Sicherheitsdienst (service de renseignement de la SS). La confiscation de livres se poursuit jusqu’en février 1945.

Dans une même perspective, au sein des pays occupés, les nazis complètent leur politique propagandiste par des limitations à la liberté d’expression. Ces dernières se traduisent par l’établissement d’ordonnances instaurant l’épuration ou la censure préalable1. Par exemple, des pressions sont exercées simultanément sur les différents maillons de la chaîne du livre : édition, imprimerie, librairie, distribution – un contrôle est également effectif sur les importations de livres étrangers – bibliothèques. L’Occupant s’assure ainsi de la collaboration des groupements professionnels du secteur. Il tente en outre de noyauter ces syndicats avec des personnes pro-allemandes et créent de toute pièce des organismes professionnels largement inféodés à l’idéologie nazie (par exemple, lancement en 1942 de la Société Européenne des Écrivains)2. En agissant de la sorte et en promotionnant les Lettres allemandes et scandinaves3, les autorités d’occupation visent un remodelage des structures mentales des lecteurs.

La situation de la France et de la Belgique durant ces sombres années est une bonne illustration de cette « germanisation rampante ». En France occupée, la répression s’organise très rapidement. Des opérations policières et des raids aboutissent à la saisie de 713 382 livres4 qui sont ensuite pilonnés. Des ouvrages sont confisqués dans les bibliothèques municipales d’Auxerre, de Bourges, d’Orléans, etc5. Plus d’une dizaine de maisons d’édition sont fermées (notamment celles considérées comme antinazies ou dont les propriétaires sont juifs) tandis que d’autres sont restructurées : des administrateurs provisoires et des directeurs littéraires fidèles au nouveau pouvoir sont nommés. Ainsi, Denoël devient « Les Nouvelles éditions françaises » tandis qu’Hachette est réquisitionné à des fins propagandistes. Ces cas sont symptomatiques dumouvement partiel d’« aryanisation » en cours dans le monde des Lettres. Du côté des nombreux autres éditeurs, et principalement pour des raisons économiques, on désire un retour à une certaine normalité. Dès lors, beaucoup se déclarent prêts à négocier avec l’Occupant pour débloquer la situation. Les syndicats de l’édition décident de suivre les règles de l’autorité allemande en matière de censure : interdiction préalable de publier des livres précis ou autocensure, mais aussi en aval retrait de titres des catalogues.

Un cadre juridique pour l’édition est établi sous la forme d’une « convention de censure » signée fin 1940 par les deux parties (elle sera d’application jusqu’en avril 1942), mais aussi de plusieurs listes bibliographiques. La première, la « liste Bernhard », élaborée à Berlin, est diffusée en France en août 1940. Elle censure 143 livres politiques, dont ceux de Georg Bernhard (journaliste-écrivain d’origine juive, opposant aux nazis et exilé d’Allemagne). La sélection apparaît très vite comme trop indulgente, et les occupants chargent sans délais les éditeurs français d’opérer eux-mêmes le tri. Cette collaboration entre des organismes nazis (Propaganda Abteilung et Propaganda Staffel, deux administrations placées sous l’autorité de Joseph Goebbels, Ministre de la Propagande) et le Syndicat des éditeurs français6 débouche sur la première « Liste Otto : ouvrages retirés de la vente par les éditeurs ou interdits par les autorités allemandes », nommée ainsi en référence à l’ambassadeur d’Allemagne à Paris Otto Abetz. Parue le 28 septembre 1940, la liste Otto est obligatoirement appliquée dans toutes les librairies, les maisons d’édition et les bibliothèques de la zone occupée. Elle sera effective quelques mois plus tard en zone libre sous l’impulsion du régime de Vichy et du Service des livres et des spectacles en zone sud. 1 060 titres sont sanctionnés, parmi lesquels des essais critiquant l’Allemagne ou jugés antiallemands d’opposants en exil7 (Thomas et Heinrich Mann) ou d’auteurs français (Louis Aragon, Hubert Beuve-Méry, André Malraux, Paul Claudel mais aussi des nationalistes tels que Léon Daudet), des textes subversifs ou « dérangeants » pour le régime (Aristide Bruant, Roland Dorgelès, Jean de La Fontaine et Colette…), des ouvrages critiquant le racisme, des textes d’auteurs juifs (Stefan Zweig, Léon Blum, Albert Einstein, Sigmund Freud, Vicky Baum) ou des écrit sur les Juifs, mais aussi de la littérature communiste voire russe (Léon Trotski, Karl Marx, Lénine, Rosa Luxemburg)8. En juillet 1941, c’est au tour de traductions d’auteurs anglais, américains et polonais d’y figurer. Seuls les classiques anglo-saxons et les livres destinés aux écoles d’études linguistiques échappent à l’interdiction. Il est singulier de voir que parmi tous ces livres, un autre titre au contenu sensible est proscrit : Mein Kampf d’Adolf Hitler. D’abord complètement interdit, il sera progressivement autorisé, mais à travers des éditions bien particulières ne reprenant que des extraits ou éludant des passages susceptibles d’heurter les populations des pays occupés. Soit une propagande idéologique édulcorée. Le 8 juillet 1942, une deuxième liste portant sur 1170 livres est publiée. Otto III, elle, est instaurée le 10 mai 1943 et fait porter l’interdiction sur 739 publications supplémentaires.

Malgré cette entente avec l’Occupant, la liberté relative des éditeurs est davantage réduite en avril 1942. Officiellement à cause de la pénurie de matières premières, une « Commission de contrôle du papier » est instaurée. Cette dernière veille à l’attribution de papier mais surveille en même temps la production intellectuelle.

Au même moment, en Belgique, des techniques similaires de censure sont utilisées par l’Occupant9. L’administration militaire et la Propaganda Abteilung (département de propagande actif dans les zones occupées) promeuvent l’épuration dans les bibliothèques privées, publiques et les librairies, et éditent des ordonnances spéciales. Ainsi, au début de l’été 1940, ils chargent L’Union des Industries Graphiques & du Livre (UNIGRA), le syndicat des imprimeurs belges, d’exercer une censure préalable générale et d’empêcher ainsi la publication de tout propos antiallemand. Le 24 septembre 1940, la Propaganda Abteilung prend le relais de l’organisme belge et fonde le bureau de littérature (le Referat Schrifttum). Du côté de la SS, l’Abteilung IIIC 4 de la Sicherheitsdienst intervient essentiellement en aval en saisissant les ouvrages « séditieux » qui auraient pu échapper à la sagacité des censeurs. Une liste à l’intention des professionnels du livre voit le jour en septembre 1941. Intitulé Contre l’excitation à la haine et au désordre – Liste des ouvrages retirés de la circulation et interdits en Belgique - Tegen ophitsing en wanorde : lijst der aan den verkoop onttrokken en verboden boeken in België, ce document est imprimé à quelque 5 000 exemplaires et prohibe plus de 1500 titres bilingues (parmi lesquels des écrits de Jean Rey et Émile Verhaeren). Pour élaborer le recensement des œuvres, les syndicats d’éditeurs belges se sont fortement inspirés de ceux des listes françaises et hollandaises éditées précédemment. Par rapport à ces dernières, le document belge mentionne une série d’auteurs dont l’ensemble des publications est interdite et non plus uniquement une censure par titre. Ces pratiques plus drastiques sont révélatrices d’un durcissement de la répression au cours du temps.

Quelques observations intéressantes peuvent être réalisées dans la préface de présentation de la liste belge. Premièrement, des points communs avec la version française (Otto) sont apparents au niveau des éléments discursifs : selon les énonciateurs, la finalité de ces supports est d’éviter la contamination des opinions publiques belges et françaises par des agents extérieurs (des écrivains politiques et juifs émigrés). Mais, dans la liste belge, l’autorité vitupère aussi d’autres influences étrangères néfastes, notamment la propagande française (le texte est assez orienté contre la France, et la majeure partie des livres interdits sont français10) et anglaise. La littérature critique d’origine hollandaise, polonaise et les productions de certaines maisons d’édition de pays neutres (Suède, Suisse) sont également ciblées dans ce document. L’Occupant prétend vouloir améliorer les rapports entre les pays de la nouvelle Europe, pourtant, il se contredit en stigmatisant les autres cultures (même celles de pays occupés). Cette absence de cohérence dit quelque chose des vraies intentions nazies. Il s’agit probablement d’interpréter cela comme une stratégie visant à diviser pour mieux régner, et d’y voir une preuve supplémentaire du climat raciste et belliqueux de l’époque.

Après le répertoirede 1941, de nouvelles listes sont éditées et des compléments régulièrement insérés dans le Journal de la Librairie de la Gilde du Livre et dans les Mededeelingen van het Boekengilde. En dépit de tous ces actes restrictifs, il est important de souligner que paradoxalement, le marché du livre en France et en Belgique se révèle prospère durant la première moitié du conflit11. La guerre s’éternisant et s’intensifiant, les ventes diminuent ensuite fortement.

Pendant ce temps, la résistance par les Lettres s’organise dans l’ombre. En France, par exemple, Jacques Decour et Jean Paulhan créent la publication clandestine Les Lettres françaises en 1941. Elle comptera parmi ses plumes Louis Aragon, François Mauriac, Charlotte Delbo et d’autres membres du « groupe politzer » (lié au Parti communiste français). Berty Albrecht et Pascal Pia s’investissent dans le journal Combat, rejoint plus tard par Albert Camus. Pendant les années du conflit, Les Éditions de Minuit, fondées par Jean Bruller (qui se fera connaître grâce au Silence de la mer, écrit sous le pseudonyme de Vercors) et Pierre de Lescure en 1941, réussissent à publier vingt-cinq ouvrages contre l’occupant et à contourner la censure. En Belgique, la situation de la résistance dans le monde des livres n’est pas identique. Plusieurs éditeurs s’insurgent contre l’occupant mais très peu entrent dans la clandestinité. Cependant, des cas concrets peuvent être cités, comme celui de la société de gestion des droits d’auteur Nationale Vereniging voor Auteursrechten (la future SABAM), qui passe un accord secret avec un organisme anglais pour répartir les droits aux auteurs anglais et américains, et qui refuse de livrer la liste de ses adhérents juifs.

La fin du conflit ne signifie pas pour autant la cessation des hostilités dans le champ éditorial. De nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer l’attitude collaborationniste des éditeurs français et belges qui a jeté le discrédit sur la profession. Il s’agit là d’un effet différé de la stratégie délibérément diviseuse des autorités allemandes. Elles ont réussi à rejeter la responsabilité de la censure sur les éditeurs en déclarant que c’était les professionnels du secteur eux-mêmes qui avaient « assaini » la littérature. Cependant, la situation est plus complexe qu’il n’y paraît. Oui, les conventions et les listes établies avec les Allemands ont été, évidemment, une soumission, mais elles ont permis à l’édition de poursuivre son activité à peu près normalement. Bien que les maisons aient « réduit au silence » certains de leurs auteurs, des impressions et ventes clandestines étaient possibles grâce au peu de contrôle effectué par l’Occupant. En préparant elles-mêmes leurs propres listes, elles ont trouvé en outre le moyen d’éviter une trop grande intervention des nazis dans leur politique éditoriale, voire la prise de contrôle totale. Il en a été de même, par exemple, lorsque le ministère belge de l’Instruction a fondé un comité chargé d’épurer les manuels scolaires. Sous des allures de docilité tangible, l’un des objectifs poursuivis était que les militaires ne l’effectuent pas eux-mêmes et imposent un manuel unique comme en Allemagne. Naturellement, le degré de coopération des acteurs éditoriaux a été des plus variables. À côté d’agents engagés dans une résistance, quelquefois ambiguë par la discrétion mais réelles dans les actes, d’autres ont affiché énormément de zèle dans leur politique liberticide de censure, ceci à des fins opportunistes ou par convergence idéologique.

Quoi qu’il en soit, dans cette période confuse que constitue la Libération et l’immédiat après-guerre, l’heure est au règlement de comptes, non seulement des crimes et errances de l’Occupation, mais également de vieilles disputes. En septembre 1944, une « Commission d’épuration de l’édition » est créée en France à l’initiative du Comité national des écrivains (CNE) qui s’impose comme le seul organe juridictionnel reconnu. En son sein, c’est le Parti communiste (incarné par des personnalités comme Jean Bruller), auréolé par son rôle dans la Résistance, qui est majoritaire et mène une répression dans la sphère du livre. L’organe multiplie les « listes noires » d’écrivains collaborateurs et paie des indemnisations aux auteurs spoliés.Entre 1945 et 1955, des cours spéciales de justice entament des procès d’épuration contre des éditeurs « pro-allemands » : Armand Colin, Denoël, Grasset, etc.

La Belgique est traversée par un courant purgatif assez identique. À la Libération, l’État belge instaure à nouveau un régime de censure latent dans le but d’empêcher la diffusion des idées ennemies : des auteurs déclarés inciviques sont interdits de publication dans la presse, des livres sont saisis, des maisons d’édition sont placées sous séquestre et leurs livres mis à l’index. L’Association des écrivains belges exclut de ses rangs les auteurs compromis, tandis que les académies expulsent certains de leurs membres. Des écrivains et des éditeurs accusés de connivence avec les nazis s’exilent à Paris pour « se faire oublier ».

Le climat chaotique et polémique de l’Épuration nuit au bon fonctionnement de l’édition. Paradoxalement, la « liberté » retrouvée ne profite pas à la liberté d’expression en général.

  1. Le non-respect de ces règles entraîne diverses sanctions : peines d’emprisonnement, amendes ou confiscation de biens.
  2. L’adhésion aux institutions agréées est obligatoire. Les établissements qui ne répondent pas à cette règle doivent cesser leur activité.
  3. Cette volonté des autorités allemandes s’explique probablement par le culte de la race nordique prégnant dans l’idéologie nazie et chez Adolf Hitler (intérêt pour la mythologie scandinave, l’ésotérisme).
  4. Ridderstad, Anton, « L’édition française sous l’Occupation (1940-44) » dans Romansk Forum, XVI, n°2, 2002, p. 697.
  5. À des fins de germanisation, un zèle particulier est appliqué dans les bibliothèques publiques alsaciennes et mosellanes, qui deviennent propriétés du Reich.
  6. Après avoir consulté les autres éditeurs, Henri Filipacchi, chef du service des librairies à Hachette, rédige le document initial.
  7. Dans ses discours, l’Occupant mentionne que les écrits ayant pour auteurs des émigrés d’Allemagne sont considérés d’office comme antiallemands.
  8. Après la rupture du pacte germano-soviétique en juin 1941, de nombreux ouvrages marxistes et stalinistes sont ajoutés à la liste.
  9. Pour plus d’informations sur le cas belge, cf. Fincoeur, Michel B., « Aperçu sur l’édition francophone belge sous l’occupation allemande 1940-1944 », dans Cahiers du Cédic, n° 5, Décembre 2008, pp. 17-32.
  10. La littérature française est aussi particulièrement dénigrée dans d’autres zones occupées.
  11. Face aux tourments de cette époque, la lecture se veut un important canal d’information et un des principaux moyens de distraction pour les populations. Anton Ridderstad avance même que « les Français semblaient lire plus en temps de guerre » (art. cit., p. 700). Des livres collaborationnistes, comme Maréchal Pétain de Georges Suarez, chez Plon, s’écoulent à des milliers d’exemplaires. À cause de la fermeture des frontières et de la perturbation de l’axe éditorial Paris-Bruxelles, les éditeurs belges, eux, sont dans l’obligation d’accroître la production locale de nouveaux titres pour leur public avide de lecture. Outre le bond quantitatif (provisoire), il résulte aussi de cette situation de « vase clos » un repli culturel visible jusque dans la littérature.