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Démocratie et jeu vidéo

Entretien avec Pierre-Yves Hurel

Doctorant en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Liège, spécialiste des aspects narratifs ainsi que des productions amateurs du jeu vidéo.

Régulièrement pointé du doigt voire diabolisé comme vecteur de violence, le jeu vidéo est en réalité encore fort méconnu en tant que média. Avec l’avènement de ce qu’on appelle les serious games, assistons-nous à l’émergence de jeux aux potentialités émancipatrices et citoyennes insoupçonnées ?

Portrait de Pierre-Yves Hurel

Pierre-Yves Hurel

Gaëlle Henrard : Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste l’initiative récente Chômeur Blaster dont vous avez été l’un des initiateurs ?

Pierre-Yves Hurel : Chômeur Blaster1 est un jeu vidéo qui a été créé pendant des ateliers multimédias de l’association d’éducation permanente « D’une Certaine Gaieté ». L’idée de base était d’expliquer qu’il était possible de faire des jeux vidéo sans savoir programmer. Une douzaine de séances ont ainsi été organisées et ce sont les participants qui ont élaboré le jeu du début à la fin. Initialement, l’objectif était de créer un prototype, ce qui s’est finalement mué en véritable jeu pour lequel ont été créés dessins et musiques. Pour le thème, on a proposé celui du chômage. Bien qu’il s’agissait d’une suggestion, il a rapidement été adopté, notamment en regard de l’actualité et de l’âge des participants (20-30 ans) dont beaucoup sont confrontés au chômage et à sa culpabilisation. Nous avons décidé de reprendre au premier degré l’expression de « chasse aux chômeurs », à la fois pour en rire mais aussi pour la dénoncer.

Concernant le support, on était entre le jeu vidéo et le serious game qui allie jeu et utilité. Par exemple, dans Chômeur Blaster, il y a un score mais c’est impossible de gagner (courant dans les serious games). Deux fins sont possibles : soit on se fait déborder par les manifestants qui finissent par faire la révolution ; soit on débloque une arme qui est une explosion nucléaire. Dans la deuxième option, une musique se déclenche, qui sous-entend la victoire, mais un texte explique qu’en réalité on a perdu et que, les chômeurs éradiqués, on se retrouve tout seul. Par rapport aux objectifs, personne ne s’est vraiment dit qu’on allait faire réfléchir les gens. L’idée était d’abord de créer un jeu amusant. Toutefois, le jeu ne fonctionne que s’il y a une certaine complicité entre les concepteurs et les joueurs et on a fait en sorte qu’il n’y ait pas de doute sur le second degré (malgré ce qu’on peut lire sur certains forums). Notre postulat de départ reposait donc sur une certaine connivence entre les joueurs et les auteurs quant au message à faire passer. On était tous d’accord pour dire que les pressions et la culpabilisation sont des moyens utilisés contre les chômeurs pour nourrir une politique vide de sens. Nous voulions davantage provoquer, jeter un pavé dans la mare et dénoncer cette situation absurde au travers d’un jeu amusant.

Gaëlle Henrard : En quoi le jeu vidéo se différencie-t-il des médias « classiques », notamment pour faire passer un message politique ou des valeurs morales ?

Pierre-Yves Hurel : Il existe un jeu qui s’appelle September 12th2 qui dénonce les attaques terroristes, souvent présentées comme des « frappes chirurgicales », en montrant qu’il y a toujours des « dégâts collatéraux ». Le jeu vidéo (qui met le joueur dans la position d’un pilote qui lance des frappes) dit en substance la même chose qu’un média classique mais en invitant le joueur à le constater par lui-même. Seule diffère l’approche. Soit on lit un article qui présente directement des arguments (est-on pour autant convaincu ?), soit on découvre un système. Le principe du jeu vidéo est qu’on s’empare d’une pensée et qu’on en fait une règle qui donne lieu à une simulation. Néanmoins, ce qui peut être sujet à questions, ce sont les automatismes qui le sous-tendent (ou que le programmeur intègre dans le jeu). Une situation mise en système peut créer des automatismes qui ne sont pas nécessairement réels. D’un point de vue moral, cet aspect est bien entendu critiquable. Par exemple, dans Chômeur Blaster, tous les chômeurs veulent manifester. Pas un seul ne se pose des questions ou reste chez lui. Cet automatisme vient conforter un message précis. Dans September 12th, il peut paraître grossier qu’aucune « frappe chirurgicale » ne puisse fonctionner. La réalité est peut-être différente. À l’inverse, un texte argumentatif et militant contre ce procédé de guerre dirait-il : « Bon, parfois ça arrive que ça marche… » ? Je n’en suis pas sûr. L’automatisme n’existe-t-il pas là également ? Un article peut être tout aussi grossier qu’un jeu vidéo sur le contenu. Simplement, ce sera parfois moins perceptible d’autant que l’on vit dans une société plus critique à l’égard des jeux vidéo. En cela, il est intéressant de voir ce que le jeu peut nous dire des autres médias. D’autre part, on parle beaucoup de l’aspect interactif dans les nouvelles technologies numériques dont fait partie le jeu vidéo, où chacun peut intervenir. En cela, il est intéressant de rappeler que les journalistes, quand le numérique n’existait pas encore, recevaient quantité de lettres pour leur indiquer quoi et comment écrire. Internet ne fait qu’accélérer cette interaction.

Les jeux vidéo présentent la particularité incontestable de mettre le joueur dans une position particulière. Il peut parfois être spectateur d’un fait puis être amené à agir. Certains jeux le mettent en face de dilemmes moraux (Heavy Rain, The Walking Dead). On a constaté (notamment sur des forums) que certaines questions pouvaient tarauder le joueur (Suis-je prêt à tuer un homme, peut-être innocent, pour protéger mon fils ?). Cela ne veut pas nécessairement dire que certains problèmes soient banalisés dans le jeu, de même qu’un article de presse ne traite pas toujours une question avec sérieux. Pour autant, il est clair que lorsqu’on utilise le jeu vidéo à des fins de recrutement dans l’armée, c’est déontologiquement critiquable, a fortiori en regard de la force acquise par le couple armée/jeu vidéo. Le jeu America’s Army sert ouvertement de propagande militaire et d’outil de recrutement. Des séances de jeu sont organisées et les joueurs les plus forts sont appelés en personne pour intégrer l’armée. D’autre part, le jeu vidéo mainstream met en avant une jeunesse masculine militarisée. Ces jeux, s’ils ne présentent pas forcément une expérience ludique intéressante, sont en tout cas très visibles notamment au travers de grosses campagnes de pub et de fausses pénuries (fausses ruptures de stocks organisées par les firmes de jeux vidéo dans le but de booster la demande, Ndlr).

Il est en somme important de comprendre qu’il y a plusieurs types de jeux vidéo et plusieurs types de concepteurs, comme il y a plusieurs types de médias d’information. C’est d’autant plus vrai que l’âge moyen du joueur est aujourd’hui de 35 ans. On peut également mentionner l’existence de jeux vidéo indépendants, dits de la « nouvelle vague », qui ont complètement diversifié le marché. La formule pour le jeu politique reste en revanche à trouver.

Gaëlle Henrard : Le jeu vidéo peut-il constituer un vecteur d’émancipation et d’engagement et si oui, en quoi ?

Pierre-Yves Hurel : C’est une question qui se pose pour tous les objets médiatiques et qui donne parfois lieu à beaucoup de fantasmes. On a tous tendance, à un moment donné, à reprendre un modèle simpliste de la communication fonctionnant avec ce qu’on appelait les « effets automatiques » en mettant la responsabilité de la communication sur l’émetteur. Par exemple, en étudiant tel type de texte, on en imagine les effets potentiels sur le lecteur. Il est ici important de rappeler que les études montrent que, outre l’intention de l’auteur, le sens de la communication se fait à la réception3. L’auteur n’est pas forcément responsable de la façon dont son texte va être reçu. Il essaie d’exprimer son point de vue mais la réception qui s’ensuit est toujours active. Il se passe immanquablement quelque chose au moment de la réception d’un message, même si ce n’est pas visible. En réalité, le récepteur décide sur quoi se focaliser ou est prédisposé à se concentrer sur tel ou tel aspect. Par ailleurs, on dénonce souvent certains journaux et chaînes de télévision ainsi que leur lectorat et leur public en partant du principe que ces gens cautionnent nécessairement ce qu’ils lisent ou regardent. Or, ce n’est pas nécessairement le cas. Il faut imaginer qu’il y a toute une réflexion derrière, certes difficile à mesurer et donc à communiquer, mais elle existe. Pour prendre un exemple de ces effets automatiques dont je parlais, on raconte souvent pour la Révolution belge l’histoire de la représentation de La muette de Portici où les gens, entendant cet opéra, sont tout d’un coup sortis faire la révolution. Or, il y a tout un contexte à expliquer. C’est un mécanisme présent à toutes les époques.

On peut envisager que le jeu vidéo, et en l’occurrence le serious game, ait la capacité d’influer sur les facultés de choix et de responsabilisation citoyenne (par exemple avec les jeux September 12th et Expli-city). À ce jour, il n’existe toutefois aucune étude pouvant le démontrer. Mais on peut de la même façon se demander si on s’est déjà inspiré de films ou de livres dans notre engagement citoyen. La réponse est probablement positive en termes d’influence. Ainsi, certains jeux vidéo vont pousser à la réflexivité et d’autres pas. Mais de la même manière que pour les autres médias, il ne faut pas donner au jeu des pouvoirs qu’il ne pourra avoir si le récepteur n’y cherche pas ou n’y voit pas une possibilité d’action. Le cinéma ne pousse pas tout le monde à la manifestation. Enfin, rappelons que pour tout nouveau média, il y a une crainte mêlée d’un espoir de changement (par exemple des comportements). Peut-être faudrait-il davantage repérer les petits effets positifs que peut avoir le jeu (ou tout autre média), ne fût-ce que la possibilité de changer son regard sur les choses.

Il n’empêche que certaines réticences à l’égard du jeu vidéo sont légitimes. En cela, l’industrie n’a pas aidé en ciblant majoritairement l’adolescent et en mettant en avant des jeux de guerre avec un background très souvent positif pour les États-Unis. C’est la même forme de softpower qu’au cinéma où on sait qu’Hollywood ne représente pas toute la production cinématographique. Il est donc important de regarder l’idéologie qu’il y a derrière une production numérique et de se rappeler par ailleurs que le jeu vidéo est encore jeune (30-40 ans) et qu’il y a donc un effet de nouveauté. Pour reprendre d’autres exemples, la lecture n’a pas toujours été bien perçue : elle allait pervertir les femmes qui allaient passer la journée non face à un écran mais plongées dans un livre. De même pour le rock and roll, la radio, l’imprimerie et peut-être même pour l’écriture en regard de la tradition orale.

Gaëlle Henrard : De manière générale, cette question des serious games et de leur intervention dans notre vie « réelle » n’est-elle pas l’occasion de repenser notre conception du jeu (voire du divertissement et du temps libre) par opposition aux choses dites « sérieuses » (éducation, politique, engagement, militantisme, etc.) ?

Pierre-Yves Hurel : Dans la société dans laquelle nous vivons, le jeu vidéo cumule deux aspects parfois négativement connotés : fiction et ludique. L’anthropologue Roberte Hamayon explique que le jeu a été condamné dans notre société judéo-chrétienne par la religion et par le pouvoir en place et ce pour diverses raisons4. Par exemple, un des leviers du jeu est le hasard qui contrevient à l’idée du destin. À cela viennent se greffer la critique du plaisir et celle du jeu de rôle (quelqu’un qui se prend pour un autre, c’est quelqu’un qui est possédé). Sur un autre plan, si l’on prend l’exemple de l’image véhiculée dans les milieux intellectuels sur le football, qui outre un sport est aussi un jeu, on se rend compte qu’elle est souvent déplorable : milieu de beaufs, peur de la foule, etc. Par ailleurs, il y a quelques siècles, les jeux faisaient peur au pouvoir pour les rassemblements populaires qu’ils représentaient. Mais cette vision culpabilisante du jeu n’est pas partout vécue de la sorte. Roberte Hamayon qui travaille en Sibérie explique que le jeu y fait l’objet d’une toute autre perception. Notre vision du sport et du jeu est donc occidentale, culturelle, et non naturelle. Il existe par exemple des cultures où un match se finit nécessairement quand il y a égalité. Il n’y a donc pas qu’une vision du jeu.

Le serious game intègre quant à lui jeu et utilité. On le définit comme un jeu qui ne vise pas que à s’amuser. Publicité, militantisme, politique, apprentissage et formation professionnelle sont autant de fonctions qu’on peut lui attribuer. Cela a par ailleurs permis de faire entrer le jeu dans les universités. Étant devenu « sérieux », on peut désormais l’étudier… Mentionnons d’autre part l’existence d’un courant exploité par les producteurs de nouvelles technologies (Google, Facebook, etc.) : la gamification (« ludification »). Selon ce procédé, notre vie devient une sorte de jeu par l’injection de codes ludiques dans notre quotidien (exemple du Quantified Self selon lequel on mesure et analyse, par exemple grâce à des capteurs, les données personnelles de notre vie et qui donne lieu à des gains de points à la suite de tel comportement ou de certaines actions).

Toujours est-il que jouer et apprendre, c’est possible. Mais en réalité, ce n’est pas nouveau. On apprend à compter en jouant à la marelle. Du pendu pour apprendre un mot aux jeux de rôle, les instituteurs font des serious game depuis toujours. Les « devine ! » dans une conversation ne sont pas autre chose qu’un procédé ludique pour faire participer l’interlocuteur à une forme de jeu. Alors peut-être serait-il temps de rendre une vraie place au jeu en acceptant qu’il n’est pas l’apanage des enfants. À nouveau sur ce point, l’industrie n’y est pas étrangère. Il serait également bon de questionner l’utilisation qu’on fait de ces jeux et d’éviter les mesures simplistes qui sont parfois prises à leur encontre. À l’inverse, il faut aussi veiller à ne pas tomber dans un discours autorisant le serious game sous prétexte « qu’il sert à quelque chose ». Le jeu qui n’est « pas utile » ne sert pas à rien, il sert à s’amuser et ce n’est pas rien. Mais cette vision utilitariste rejoint la mouvance néolibérale actuelle en demande d’efficacité, rejetant le temps libre et diabolisant le temps perdu. Selon cette pensée, on pourrait demander au travailleur de jouer le soir pour être plus performant le lendemain. Ce qui est d’autant plus pervers avec cette vision du jeu au service de l’économie néolibérale, c’est qu’elle sous-entend qu’on travaille à son succès avec le sourire (parce que c’est un jeu) et suivant notre libre consentement (principe même du jeu).

Une chose est sûre : les jeunes générations, qui généralement ne diabolisent pas le jeu vidéo, vont grandir et cette donnée sera naturellement intégrée dans notre vie quotidienne. Pour finir sur la question du divertissement inhérent au jeu que d’aucuns voudraient voir comme une tentative de détourner les citoyens de la chose publique, « du pain et des jeux » calment-ils pour autant la colère des gens ?

  1. http://www.entonnoir.org/blog/2014/05/22/chomeur-blaster-version-beta/
  2. http://www.gamesforchange.org/play/september-12th-a-toy-world/
  3. Voir sur ce point un article de Christine Servais : « Relation œuvre/spectateur : quels modèles pour décrire une réception active ? » http://orbi.ulg.ac.be/bitstream/2268/129445/1/Relation%20oeuvre:spectateur::%20Servais.pdf.
  4. Roberte Hamayon, Jouer. Une étude anthropologique à partir d’exemple sibériens (coll. Bibliothèque du Mauss), éd. La Découverte, Paris, 2012 ; http://www.scienceshumaines.com/jouer-une-etude-anthropologique_fr_29577.html. De même sur la question du ludique dans notre société : http://culture.numerique.free.fr/publications/ludo12/vergopoulos_boury_ludovia_2012.pdf